Le débat sur l’orientalisme fut lancé, il y a quasiment un demi-siècle, avec l’ère des décolonisations. Il est temps de prendre la mesure, historique, d’un procès qui a surtout consisté à se demander si, sous ses différentes formes (littéraire, plastique, linguistique, architecturale, culturelle), ce champ de curiosité et d’érudition, ce registre d’activité créatrice, étaient fondamentalement inféodés à une entreprise de domination de l’Occident, dont la forme suprême devait s’incarner dans le colonialisme.
Même si le champ de l’orientalisme déborde largement la période, relativement brève, et le territoire de ce régime impérial, il ne s’agit pas de faire l’inventaire des critiques opposées à cette thèse ; elle n’est pas entièrement fausse. On voudrait cette fois chercher à en élargir la perspective. L’attention s’est en effet surtout portée jusqu’ici vers les institutions des métropoles, les agents du savoir et du pouvoir impliqués dans cette entreprise de connaissance, de figuration, d’évocation ou de domination. Il s’agit là manifestement d’une approche unilatérale, donc restrictive à l’excès, qu’il convient de corriger.
Dans le cadre d’un Dictionnaire des orientalistes de langue française (IISMM & Karthala, 2008), nous nous sommes livrés à un examen assez vaste des parcours de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, avaient trempé dans l’orientalisme : leurs inscriptions sociales et politiques, leurs itinéraires, leurs motivations, ainsi que leurs modes d’intervention. L’entreprise a montré l’extraordinaire diversité des situations et des implications, et les contradictions qui divisent ce champ dépourvu de la belle unité, idéologique notamment, qu’on a souvent voulu lui prêter. Cet inventaire était élaboré à partir du seul cas français, ou plus précisément de la francophonie. Il ferait apparaître des disparates beaucoup plus grands si on poussait la comparaison avec ce qui se passe dans d’autres régions, le monde anglophone déjà, pourtant si proche, mais plus encore les autres puissances qui ont eu une histoire coloniale significativement différente : l’Allemagne en premier lieu, mais aussi l’Italie, l’Espagne ou la Russie, et même la Belgique, la Hollande ou le Danemark. Chacune d’ailleurs montrerait une chronologie propre.
Beaucoup reste donc à faire pour mettre en évidence, non pas une mais des histoires, selon les langues d’expression (l’orientalisme germanophone, italophone, anglophone, russophone, etc.), les domaines d’activité (à côté des disciplines « classiques » – étude des langues et civilisations, productions artistiques, sciences religieuses, littérature de voyage – une plus large place devrait être faite à la musique ou aux arts décoratifs), les aires culturelles (au-delà de l’Islam arabe, turc, persan, majoritairement traité, il faudrait intensifier l’enquête sur l’Inde, la Chine, la Japon et d’autres régions des confins). Pour être probantes, ces entreprises « régionales » devraient s’appuyer sur une démarche rigoureusement comparatiste.
C’est une autre direction toutefois, plus novatrice, que nous voudrions proposer ici : elle consisterait à regarder les choses, non plus à partir du centre mais des périphéries.
L’une des critiques les plus percutantes adressées à la thèse d’Edward Said fut de souligner qu’elle réduisait l’orientalisme à une action unilatérale de l’Occident, laissant ainsi penser que l’Orient, les Orients réels, n’auraient eu aucune part d’initiative (agency) ou d’intervention dans ce mouvement global de production de connaissance et aussi de pouvoir. Ils auraient eu le statut, à certains égards confortable, de victimes. S’en tenir à ce point de vue, c’est ne pas prendre en considération les processus d’acculturation et les stratégies de groupes, occulter la dynamique qui a conduit notamment à l’émergence de fondamentalismes divers, base du trop fameux « choc des civilisations ».
C’est précisément à ce pan de l’histoire que nous souhaitons nous intéresser cette fois, en abordant la question de l’orientalisme à partir des Orients. Il s’agit d’analyser l’effet induit, mais aussi l’effet-retour sur les sociétés locales, de ce qui fut un mouvement à la fois intellectuel et institutionnel important, dont il serait naïf de penser qu’il n’a pas modifié leur monde, leur représentation du monde.
Cette perspective, nous souhaitons la développer à différents nivaux et sous différents angles d’approche. Retenons-en provisoirement cinq :
1. Les travaux historiographiques récents ont cherché à prendre la mesure de tout ce que l’orientalisme, comme processus de collecte et d’accumulation de connaissances, doit à la collaboration active d’une série d’agents locaux, interprètes, guides, négociants bref, de l’ensemble de cette population dont le drogman est la figure emblématique. Tous ont, par leur concours, leurs commentaires, leurs informations, contribué aux voyages et aux enquêtes. Ils ont souvent constitué un personnel spécialisé qui, à partir des ambassades ou des places de commerce, se faisaient les intermédiaires obligés entre les voyageurs ou les envoyés scientifiques venus de métropoles, pour satisfaire leur curiosité, leur goût de l’aventure, recueillir des informations ou procéder à diverses récoltes (antiquités, manuscrits, collections d’armes et objets précieux, de vêtements, de tapis et de céramiques, de mobiliers divers). Ils sont restés cantonnés le plus souvent dans des positions subalternes, informateurs anonymes, tout juste mentionnés dans les préfaces d’ouvrages auxquels ils avaient tant contribué. Ils ont parfois cependant bénéficié de promotions remarquables, devenant les représentants, à des titres divers, consuls notamment, des puissances occidentales, ou trouvant une consécration, ici et ailleurs, comme universitaires ou écrivains. Plutôt que des aristocraties anciennes, bousculées ou non par la colonisation, ils étaient souvent issus de groupes locaux marginalisés, juifs ou chrétiens en terre d’Islam par exemple, qui trouvaient là précisément un instrument de rééquilibrage des pouvoirs, ou du moins de promotion individuelle ou d’intervention, par le savoir et l’influence, sur la formulation du social. Le Dictionnaire a cherché à faire une place significative à cette population aux contours incertains, restée fâcheusement dans l’ombre.
2. C’est un fait que les discours orientalistes, des plus savants aux plus vulgaires, ont suscité chez les intellectuels dits orientaux, qui arguaient de leur connaissance intime mais aussi discursive de leur société, un certain mécontentement. Face à des propos jugés souvent intempestifs, approximatifs et schématiques, péjorants sous prétexte d’objectivation, les ci-devant « indigènes » réclamaient une autre manière de parler d’eux, plus compréhensive, participative, empathique. Sans toujours affirmer qu’ils étaient les seuls qualifiés en la matière, ils contestaient toute légitimité à ceux qui n’avaient pas fait l’apprentissage complet des langues et des codes de convenance, condition requise pour en bien parler, c’est-à-dire, souvent, pour en parler en bien. Nous souhaitons aussi faire l’histoire de ce procès de l’orientalisme, où le pamphlet d’Edward Said s’inscrit comme une étape, sans doute importante mais ni initiale ni terminale. Il reste à expliquer le succès exceptionnel de l’ouvrage, succès inattendu et qui reste largement incompréhensible aux yeux même des spécialistes les plus proches de ces thèses comme des observateurs les plus aigus du monde qui s’est substitué à l’ancien « Orient ».
3. Même si l’on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers, le démon des origines continue d’habiter nombre d’intellectuels qui développent en Occident, et pour les publics qui y résident, des activités culturelles, comme écrivains, essayistes ou universitaires. Issus de migrations récentes ou parfois plus anciennes, ils continuent pourtant de revendiquer leurs origines avec une légitimité variable - le cas de Said est à cet égard emblématique. Ces « intellectuels en diaspora » occupent comme on sait des territoires significatifs dans les métropoles universitaires des Etats-Unis et d’Europe. On s’attachera à faire l’histoire institutionnelle et intellectuelle de cette population hors-sol et pourtant solidement arrimée à ses origines, productrice de réflexions sur la frontière, la migration, l’exil ou sur l’identité cosmopolite dont elle porte témoignage. Une certaine ethnicisation des départements universitaires relevant des « cultural » ou « postcolonial studies », les revues ou espaces académiques qui incarnent cette ligne politique doivent également faire l’objet d’analyses historiques en termes de flux et de reflux.
4. Symétriquement, les indépendances puis le départ des élites coloniales ont entraîné l’arrivée d’universitaires du cru aux postes de responsabilité. Il leur est revenu de prendre en charge, parfois dans les langues locales plutôt que dans celle de l’ex-colonisateur, les héritages scientifiques et, notamment, d’administrer les départements inscrits dans les disciplines « orientalistes » traditionnellement dévolues à des spécialistes venus des métropoles. Comment cette passation, et cet héritage intellectuel, ont-ils été assurés : dans la continuité critique et les reconversions fécondes ? ou, au contraire, dans la reproduction scolastique ? L’autorité exceptionnelle conférée à l’écrit et aux publications métropolitaines fait que les discours se perpétuent au-delà des situations de souveraineté. Aux antipodes des positions hypercritiques, un orientalisme sans état d’âme se maintient parfois sous forme de gestion patrimoniale, appuyée sur des travaux d’édition et de réédition, de conservation muséographique et, finalement, de répétition idéologique. La vitalité des héritages locaux est certainement un des visages contemporains d’un orientalisme désuet dont on s’est plu un peu rapidement à proclamer la disparition.
5. Les actions de récolte - de pillage ? - de biens culturels par des collectionneurs ou des muséographes plus ou moins scrupuleux, en relation avec des commerçants de tous bords, ont conduit à drainer les patrimoines locaux vers les places marchandes de l’Europe, de l’Amérique ou de l’Asie. Avec l’institution des États post-coloniaux, le souci de retrouver des patrimoines, de leur conférer une dignité muséographique dans leur lieu d’origine, induit un commerce-retour des objets et des collections dont la mission n’est plus d’illustrer la grandeur d’un empire mais les productions des peuples et des nations qui se les réapproprient. Ce mouvement contribue largement aujourd’hui à la prospérité d’un marché dont témoignent le succès des ventes d’objets « exotiques », objets qui ne retournent d’ailleurs pas toujours vers leur lieu d’extraction mais vers de nouveaux musées des monarchies pétrolières. La flambée des cotes de la peinture orientaliste tient pour une part à ce mouvement de réappropriation des représentations produites à l’occasion des voyages lointains des siècles derniers, et parfois par des peintres indigènes s’inscrivant dans ce courant. Plus largement, les duplications d’images disponibles sous formes de copies, de cartes postales, d’albums nostalgiques montrent un véritable processus de « réorientalisation » qui n’est plus ménagé à l’intention du seul marché touristique, mais qui est repris à son compte dans le cadre de processus identitaires complexes. La place qu’y prennent les minorités « ethniques » atteste la reconquête d’une diversité un temps estompée par les affichages unitaires des nations nouvellement indépendantes. C’est ainsi l’ensemble de la production orientaliste, dans ses déclinaisons littéraires, folklorisantes, ethnographiques, muséographiques, etc. qui est sollicitée pour des rééditions, et qui vient, à son corps défendant, apporter une caution scientifique à des jeux politiques internes d’une actualité brûlante.
C’est de l’ensemble de ces processus, de leur cohérence et de leur articulation, que l’on tentera de rendre compte pour prendre à revers en somme la question de l’orientalisme qui devrait du coup apparaître sous un jour nouveau.
François Pouillon & Jean-Claude Vatin