(Auteuil, 1871 – Paris, 1922)
Écrivain.
Placer Proust en compagnie des orientalistes alors qu’il n’a jamais voyagé hors d’Europe, c’est évoquer un écrivain qui a imaginé et rêvé l’Orient à partir de lectures, de tableaux, de musique. Il fut un grand lecteur des Mille et une nuits qu’il donne comme un des livres-modèles de la Recherche, “‘Contes arabes’ d’une autre époque”, à l’instar de Balzac* qui entendait faire de sa Comédie humaine “les Mille et une nuits de l’Occident”.
L’enfance du Narrateur est habitée par les Nuits de Galland*, qui font de Combray un monde enchanté, où le dessert est servi dans des assiettes décorées de motifs orientaux (tante Léonie s’amuse à y reconnaître Aladin ou Ali Baba), où les lilas du parc de Swann sont de “jeunes houris”, et Swann lui-même un Ali Baba qui pénètre dans la “caverne éblouissante” du monde aristocratique. C’est lors de son deuxième séjour à Balbec que le Narrateur découvre la nouvelle traduction, savoureuse et scandaleuse, du Dr Mardrus*, qui prétend rétablir l’authenticité et la verdeur de l’original. Dans ses débuts de jeune écrivain, Proust a lui-même fréquenté la plus prestigieuse des revues d’avant-garde, la Revue Blanche, où Mardrus a publié, sous la protection de Mallarmé*, Le Livre des Mille Nuits et Une Nuit. Les fastueuses soirées à thème oriental, où le couple Mardrus se taille un succès en misant sur l’engouement d’un public sophistiqué pour un exotisme décadent (par exemple à la célèbre “1002e Nuit” offerte par le couturier Paul Poiret en 1911) ressemblent à celles que le jeune mondain Marcel Proust fréquentait avant que la maladie ne l’ait cloîtré entre ses murs tapissés de liège.
Il convient de relever encore dans la Recherche, la place privilégiée que tient Venise, constamment rêvé, puis vécue, comme une cité des Mille et une nuits. Dans le roman, un dense réseau orientaliste se crée, où s’entrecroisent le rêve d’une cité orientale, les Mille et une nuits, le thème de la captivité amoureuse, et les nouvelles modes féminines, au premier rang desquelles les robes de Fortuny : “le fils génial de Venise”, a su réinventer pour les femmes du XXe siècle des toilettes et des coiffures d’inspiration orientale, dérivées parfois des tableaux de Carpaccio. De ces somptueuses créations de Fortuny, le Narrateur en offrira six à Albertine ; mais ces robes “envahies d’ornementation arabe”, qui évoquent une Venise érotisée ne font qu’exaspérer chez le Narrateur le désir inassouvi d’un voyage. Venise, ville orientale, est au cœur du “roman d’Albertine”, le grand récit de captivité amoureuse qui va des Jeunes Filles en fleur (où Albertine est “une petite péri… du paradis persan”) à la Prisonnière (roman qui multiplie les images de harem) puis à La Fugitive, où le Narrateur fait enfin ce voyage à Venise tant rêvé. D’un bout à l’autre du voyage, Venise se déploie alors comme une ville d’Orient. Le Narrateur lui-même devient un personnage de contes : “Le soir je sortais seul… comme un personnage des Mille et une nuits.” “Ce serait un livre aussi long que les Mille et une nuits peut-être…” : dans le très long livre de Proust, l’Orient est disséminé par tout le texte. Ponctuelles, éparpillées, mais d’une intensité fulgurante, les références orientales nous entraînent du monde enchanté de Combray aux appels surnaturels de l’art et aux miracles de la mémoire, en passant par la magie de la technologie moderne : le téléphone est semblable à la longue-vue magique du conte du prince Ahmed et de la fée Pari-Banou, tandis que l’aéroplane est comparé à l’oiseau Roc de Sindbad le Marin. La référence orientale intervient encore à propos des terribles plaisirs sado-masochistes de Charlus pendant la guerre, qui évoquent pour le narrateur la scène de flagellation du conte des Trois Calenders.
Dominique Jullien
COLLIER Peter, Proust and Venice, Cambridge University Press, 1989. HOUDARD-MEROT Violaine, « Proust dormeur éveillé, ou comment surseoir à l’arrêt de mort », in Les Mille et une nuits dans l’imaginaire du XXe siècle, L’Harmattan, 2005, p. 69-89. JULLIEN Dominique, Proust et ses modèles. Les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon dans À la recherche du temps perdu, Corti, 1989.