(Château-Thierry, 1621 – Paris, 1695)
Poète, fabuliste, nouvelliste.
L’œuvre de La Fontaine, dont on souligne à bon droit la profondeur morale et politique, et la réussite esthétique, constitue un exceptionnel creuset littéraire et philosophique. Y trouverait-on aussi l’Orient ? La lecture de l’« Avertissement » de ce qu’il est convenu d’appeler le « Second Recueil » (livres VII à XI), publié en 1678, nous montre que oui. L’auteur y évoque un infléchissement de son inspiration et de ses sources : « J’en dois, dit-il, la plus grande partie à Pilpay, sage Indien. Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Ésope, si ce n’est Ésope lui-même sous le nom du sage Locman ». Au prix d’une identification abusive entre trois personnages auréolés de légendes, La Fontaine aménage une continuité entre les deux recueils ; en effet, le premier avait été publié en 1668, placé sous l’ascendance du fabuliste grec Ésope, et s’ouvrait sur une « Vie d’Ésope le Phrygien » empruntée, comme les apologues-sources eux- mêmes, au moine byzantin Planude qui en avait établi une compilation en prose grecque. Dans la « Préface » de ce Premier Recueil, il traite de la légitimité morale et philosophique de la fable en ces termes : « Qu’y a-t-il de recommandable dans les productions de l’esprit, qui ne se rencontre dans l’apologue ? C’est quelque chose de si divin que plusieurs personnages de l’Antiquité ont attribué la plus grande partie de ces fables [d’Ésope] à Socrate […]. S’il m’est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme, nous voyons que la vérité a parlé aux hommes par paraboles ; et la parabole est-elle autre chose que l’apologue […] » ? Le paradigme, essentiel dans l’humanisme de l’âge classique, que sollicite ici La Fontaine, est celui de la sagesse païenne, inscrite dans une parole à la fois spécifique (l’apologue, à l’instar du dialogue socratique, serait caractéristique de la parole grecque) et universelle, une parole par ailleurs surlégitimée par ses accointances avec la prose évangélique.
L’ « Avertissement » du Second Recueil modifie la perspective en conférant à ce paradigme de la sagesse païenne un recul suggestif, puisqu’elle l’associe à l’Orient. En effet, Pilpay (ou Bidpaï) est un brahmane légendaire auquel on attribue des fables inspirées du Panchatantra, qui avait été mis à la mode en 1644 par la traduction de Gilbert Gaulmin* intitulée Pilpay. Livre des lumières ou Conduite des rois, composé par le sage Pilpay Indien, traduit en français par David Sahid d’Ispahan, ville capitale de la Perse (le recueil en question est la traduction en pehlevi, langue de la Perse, de la version arabe du recueil sanskrit d’apologues connu sous le titre de Pantchatantra). Locman pour sa part est un personnage légendaire arabe, cité par le Coran, auquel on attribue un recueil de quarante et une fables, imitées d’œuvres grecques de Syntipas et d’Ésope. La Fontaine identifie abusivement les deux Orientaux à Ésope pour signifier l’heureuse convergence philosophique et esthétique des deux mondes, et engranger ainsi le double bénéfice de l’ascendance humaniste grecque et de l’exoticité (plaisante et philosophique) arabo-indienne.
L’Orient assure donc le renouvellement de l’inspiration. Mais il faut aussi inscrire ce surgissement dans un contexte : La Fontaine a lu Gaulmin, il a peut-être eu connaissance de l’ouvrage du père Poussines publié à Rome en 1666 et intitulé Specimen sapientiae veterum indorum, et enfin a rencontré, chez Mme de La Sablière, François Bernier*, qui est devenu son ami – après avoir été le secrétaire de Gassendi, celui-ci avait occupé les fonctions de médecin et de philosophe auprès du grand mogol Aureng Zeb dans l’Hindoustan. Bref, le Second Recueil procède en partie d’une « Renaissance orientale » (Raymond Schwab*), marquée par le goût de l’exotisme, qui se fait jour à Paris et à Rome à l’époque, à laquelle contribuent voyageurs, missionnaires, romanciers (Zayde, de Mme de La Fayette, 1670) et dramaturges (Bajazet de Racine*, 1672).
Il conviendrait de s’intéresser à la manière dont, au cours du temps et au gré des innombrables éditions qu’a connues l’œuvre les illustrateurs ont traité la thématique orientale des Fables, gigantesque enquête… Prenons un exemple : la magnifique édition de 1755-1759 comporte les dessins de Jean-Baptiste Oudry (il s’agit au départ de cartons de tapisserie pour la manufacture de Beauvais, qui, pendant deux siècles, inspireront des milliers d’images diffusées sur tous les supports imaginables) ; l’illustration de la fable « Le Rat et l’éléphant » est significative : si l’éléphant n’appelle aucun commentaire, pas plus que les deux personnages masculins orientaux qui l’accompagnent, portant robe, moustaches et turbans, en revanche les deux femmes installées dans un palanquin orientalisant de fantaisie sont costumées à l’occidentale ; peut-on signifier plus clairement que cet univers et ses leçons morales sont à l’usage des Occidentaux ?
On peut observer l’inspiration orientale plus particulièrement dans diverses fables : « Le Rat qui s’est retiré du monde », VII, 3 ; « Les Souhaits » (Il est au Mogol des Follets […]), VII, 6 ; « Le Rat et l’éléphant », VIII, 15 ; « Le Dépositaire infidèle », IX, 1 ; « La Souris métamorphosée en fille », IX, 7 ; « Le Songe d’un habitant du Mogol », XI, 4 ; « Le Bassa et le marchand », XI, 18.
Michèle Longino et Guy Barthèlemy
Fables, Le Livre de Poche, coll. « Les Classiques modernes », 1995, éd. Marc Fumaroli (reprise de l’éd. de l’Imprimerie nationale, 1985), avec les gravures d’Oudry (abondante bibliographie). Fables, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de poche », 2003, éd. Jean-Charles Darmon (bibliographie récente). La Fontaine et l’Orient : réception, réécriture, représentation, Actes de Tunis, 28-29 avril 1995, faculté de lettres de Tunis la Manouba, édités par Alia Baccar.