JONES William

(Londres, 1746 – Calcutta, 1794)

Linguiste et orientaliste anglais.

Fils d’un enseignant des mathématiques qui fut le premier vulgarisateur de l’œuvre de Newton et membre de la Royal Society, Jones grandit dans l’ombre de son père et de ses illustres amis. Il entre à Harrow à sept ans et se distingue en latin et en grec, composant des pastiches de Virgile et de Sophocle. En 1764, à Oxford, université particulièrement renommée à l’époque pour l’enseignement des langues orientales, il commence, avec l’aide d’un ami syrien, à apprendre l’arabe – en retraduisant en arabe l’édition française des Mille et une nuits – puis le persan moderne, ayant découvert une parenté entre ces deux langues. Attentif à son avenir, Jones sait aussi que la connaissance du persan, langue officielle de l’Inde mongole, donc principale langue étrangère utilisée par la Compagnie des Indes, augmenterait ses chances d’y trouver un emploi.

Cependant, l’éducation à Oxford étant trop coûteuse pour les moyens modestes des Jones, William est obligé d’accepter un poste de précepteur auprès d’une famille de nobles anglais, les Spencer. Il développe une relation intime avec cette famille notamment avec son élève, le jeune George John, qui dure jusqu’à la fin de sa vie. Cette relation s’avère très utile pour sa promotion sociale. En effet, grâce aux Spencer, il rencontre, en 1766, sa future épouse, Anna Maria Shipley, fille de l’évêque de Wimbledon. Les Shipley, à leur tour, l’introduisent auprès de radicaux et partisans de la révolution américaine, notamment à Benjamin Franklin, qui devient un de ses amis et admirateurs. C’est également par les Spencer que le roi du Danemark le contacte pour lui demander de traduire en français un manuscrit persan – la vie de Nadir Shah. Jones accepte de le faire quand on lui fait comprendre que l’honneur de l’Angleterre en dépend (sinon les Danois seraient obligés d’emporter le manuscrit en France…) et que ce travail pourrait l’aider dans sa carrière comme pour sa réputation. La traduction française est publiée en 1770 et c’est ce travail qui le place sur le chemin de la célébrité. En 1773, à vingt-six ans, il est élu à la Royal Society, pour ses contributions à la linguistique et à l’orientalisme ; l’année suivante il est admis au club littéraire de Samuel Johnson et devient son président en 1780.

Mais cette ambition qui le pousse à gravir les échelons sociaux l’incite à se débarrasser de tout mécénat. En septembre 1770, Jones abandonne ainsi son poste de précepteur chez les Spencer pour entamer une carrière de juriste, la carrière qu’avait choisi son héros, Cicéron. Il s’établit à Londres comme circuit judge, consacrant son temps libre à traduire les plaidoyers d’Isée sur le droit athénien concernant les affaires d’héritage (1778), à écrire un traité sur le droit de gage général (1781) et, bien entendu, aux études orientalistes. Mais la vie d’avocat est rude et Jones ne réussissant pas à gagner suffisamment bien sa vie, pense à s’expatrier. Sa passion pour la littérature orientale le prédispose à chercher une nomination diplomatique à l’Est, ou même un poste aux Indes. Dans seulement « cinq ou six ans…, écrit-il à son ancien élève, George John Spencer, à l’âge de trente-sept ou trente-huit ans, je pourrai rentrer en Angleterre avec trente mille livres dans ma malle. Je pourrai ensuite causer avec mes amis de la liberté et de la vertu… ». Aussi se tourne-t-il vers la Compagnie des Indes : il compose une grammaire du persan (1771) pour l’usage de ses employés ; adresse ses écrits au gouverneur-général de l’Inde, se lance dans la vie politique… L’appui de quelques connaissances bien placées aidant, douze ans de persévérance sont finalement récompensés. Au début de 1783, Jones est anobli et nommé juge à la cour suprême du Bengale. Il débarque à Calcutta en septembre 1783 avec un plan très ambitieux pour étudier « les lois des hindous et des musulmans ; l’histoire de monde ancien ; […] la politique et la géographie de l’Inde moderne, ses produits naturels et manufacturés, son agriculture et son commerce ; la meilleur manière de gouverner le Bengale ; l’arithmétique, la géométrie, les sciences ‘‘mixtes’’, la chimie, la chirurgie, et l’anatomie des Indiens ; la poésie, la musique, la rhétorique et la moralité de l’Asie… » Il y découvre quelques personnes qui consacrent leur temps libre à apprendre les langues asiatiques et à entreprendre des études orientalistes. Mais chacun œuvre de son côté et sur une base purement individuelle, les travaux restant alors très dispersés, éclectiques et peu diffusés. Avec Jones, ils se rendent compte que, sans « l’effort uni de tous », ils ne vont pas pouvoir réaliser leur projet : il faut œuvrer sous l’égide d’une société savante qui, à l’aune de la Royal Society de Londres, certifierait le savoir ainsi accumulé et assurerait sa diffusion.

Ainsi, le 15 janvier 1784, naît l’Asiatick Society of Bengal. Jones en est élu le premier président. Suivant la tradition de la Royal Society, Jones projette des réunions hebdomadaires où l’on discuterait de communications originales. Aucune traduction simple des documents ou des textes orientaux ne serait admise. Personne ne doit se sentir obligé d’y adhérer ; seuls « l’amour du savoir et de sa promotion » doivent être les qualifications requises. Se fixant comme champ de recherches « les limites géographiques de l’Asie », il donne pour but à la société l’étude de « l’homme et la nature ; tout ce qui est exécuté par l’un, ou produit par l’autre ». Suivant Bacon, Jones découpe le savoir en trois branches : « l’histoire, la science et l’art ». Sur le plan pratique, il exhorte les adhérents de la nouvelle société à observer l’Asie, ses traditions, ses institutions civiles et religieuses, son agriculture, ses manufactures, son commerce, son architecture, sa peinture et sa poésie.

Deux ans plus tard, William Jones prononce son discours « sur les hindous » dans lequel il démontre des liens étroits entre les langues classiques indiennes, le grec et le latin. Non seulement il inaugure une nouvelle manière d’analyser les langues, par leur structure plutôt que par leur étymologie, établissant les bases de la linguistique comparative, mais en énonçant une origine commune du sanskrit, du grec et du latin, il assimile du même coup les Indiens aux Gréco-Romains… ancêtres des Anglais. Ainsi, la complicité qui se développe entre l’élite britannique et une certaine élite indienne, loin de créer l’Inde comme « l’Autre » de la Grande-Bretagne, voire de l’Europe, comme le prétendent les historiens récents de l’orientalisme, fonde sa légitimité sur ce syncrétisme sans lequel il n’aurait jamais été possible aux premiers d’administrer aussi durablement un territoire aussi grand que le sous-continent indien.

Kapil Raj

SCHWAB Raymond, La renaissance orientale, 1950.



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