Pendant des siècles, voyageurs, explorateurs, savants, militaires et administrateurs, artistes de tous ordres se sont donc employés à connaître et à représenter l’Orient, attestant la pérennité de cette surprenante polarisation entre l’Europe et un monde qui lui permettait de penser a contrario sa propre identité. La figure du despote oriental le montre assez, qui offrait aux penseurs politiques la possibilité de s’adosser à un contre-modèle auquel les Lettres persanes donnent une magnifique incarnation romanesque.
Comment constituer en un tout un monde aussi divers, un territoire aussi vaste ? À l’approche topographique, inscrite dans l’étymologie – l’Orient, c’est l’Est, les contrées où se lève le soleil, mais aussi l’origine – s’ajoute une dimension polémologique qui associe la différence et le différend. Elle implique à la fois hostilité et reconnaissance d’une parité – comme avec le monde musulman –, ou similarité et dissemblance radicale – comme avec la Chine, raffinée et barbare –, ou encore sentiment de supériorité et perception d’une menace comme avec le monde des steppes asiatiques.
Les variantes historiques du couple Orient/Occident (Islam versus chrétienté, plus tard Empire ottoman versus Empire austro-hongrois, aujourd’hui « choc des civilisations ») l’attestent, l’Orient est une frontière : une limite visible mais labile, consistante mais poreuse, et une entité éminemment sujette aux fluctuations historiques. En deçà et au-delà, les hommes organisent et rêvent leur monde autrement.
Comme l’ensemble de la production artistique, la littérature a été une formidable chambre d’écho pour ce tropisme oriental. Elle lui a parfois donné des formes et des contenus douteux, qui suscitent aujourd’hui le malaise. Mais elle l’a aussi interrogé, pensé, parfois aussi tourné en dérision, dans des œuvres aussi décisives que celles de Montesquieu ou de Nerval.
Lorsqu’on traite des modalités de la présence de l’Orient dans la société française, on peut distinguer plusieurs registres. L’orientalisme savant, en premier, est celui des savoirs spécialisés. Vient ensuite l’orientalisme de terrain et ses acteurs : voyageurs, commerçants, personnels diplomatiques ou militaires, administrateurs coloniaux. Un autre périmètre est tracé par le goût de ce qui touche à l’Orient, voire l’« imitation de ses mœurs ». Il devient alors « orientophilie » et recouvre toutes les formes prises par l’infusion de l’Orient dans la culture et la société françaises en dehors des institutions et des corporations du savoir. Domaine polymorphe, qui s’incarne aussi bien dans l’urbanisme parisien, riche des souvenirs de l’Égypte de Bonaparte, que dans ce manuscrit prétendument en sanscrit (en fait, en arabe) qui agrémente la peau de chagrin dans le roman éponyme de Balzac ; autant dans les rêveries orientales du héros de l’Éducation sentimentale de Flaubert que dans les méditations de Nerval sur les cultes orientaux, ou dans la mode du travestissement. Mentionnons encore les rêveries de haschischins et le fantasme du harem, dont la peinture du XIXe offre tant d’exemples d’une valeur si inégale. Cette très abondante production permet de mesurer la prégnance de la fantasmatique que servira un peu plus tard la photographie (inusables séries de « scènes et types »). Mais Gautier et Baudelaire nous montrent aussi à quel point la grande peinture orientaliste a marqué son temps et nourri le sentiment d’exil de poètes égarés dans l’âge industriel.
On pourrait en dire autant de la musique, dont les enjeux sont infiniment variables. Si la pacotille fait des ravages, dans la chanson ou dans l’opérette, les œuvres fondamentales illustrent la fécondité de cette veine. On oublie trop souvent par ailleurs que le saint-simonisme, incarnation majeure de la fascination pour l’Orient au XIXe siècle, connut un avatar musical : l’ode-symphonie de Félicien David, Le Désert (1844), qui nous semble aujourd’hui bien kitsch, enthousiasma l’Europe – son grand morceau, une pièce vocale virtuose, s’intitulait « Le Chant du muezzin ».
De l’orientalisme à l’orientophilie, le courant circule, et dans les deux sens : Gautier, pour écrire le Roman de la momie, utilise un ouvrage d’Ernest Feydeau consacré aux rituels funéraires des anciens. L’œuvre lui est d’ailleurs dédiée. Et Salammbô, qui lui doit beaucoup aussi, va lancer l’archéologie punique, dont Flaubert a acquis quelques notions en se rendant à Carthage. À ce point, les distinctions s’abolissent, et le mouvement se résume, pour reprendre le terme de Hugo, dans sa préface aux Orientales (1829), à « une sorte de préoccupation générale »...
Dans le vaste domaine de la littérature qui lui est consacrée, il convient de réserver une place particulière aux relations de voyage, dont on connaît l’importance et le nombre. Elles ont fourni aux lecteurs du passé tout ce qu’ils pouvaient savoir sur les terres étrangères, leur ont procuré matière à rêver et à méditer. Récits merveilleux, tel celui de Marco Polo, relations de pèlerinage, récits essentiellement descriptifs, inspirés par la curiosité, le désir de savoir et de comprendre, ont précédé le récit esthétisant, autobiographique et littéraire, inauguré par Chateaubriand. Cette littérature de voyage montre des lignes de partage entre le Proche-Orient, espace depuis longtemps balisé par la tradition religieuse, et l’Asie plus lointaine, espace d’une altérité plus radicale, de l’exploration, de la recherche de choses inouïes et insolites. Un autre clivage apparaît entre clercs et auteurs plus inspirés par le désir d’aventures, la volonté de conquête ou l’intérêt pour des mondes inconnus. Cette littérature, qui ne se réduit jamais à la dénonciation, réfracte les points de vue des sujets eux-mêmes.
Loin de ne véhiculer que des stéréotypes négatifs, elle livre aujourd’hui encore à l’historien, pourvu qu’il exerce à bon escient ses facultés critiques, des gisements d’informations considérables. Elle cherche aussi souvent à relativiser, voire à critiquer, des pratiques et des croyances européennes. C’est d’ailleurs cette même démarche critique qu’atteste, dans le champ romanesque, un chef-d’œuvre comme les Lettres persanes : grâce à la fiction de ces deux voyageurs persans découvrant la société française, Montesquieu opère une « révolution sociologique », selon la formule de Roger Caillois, et montre la valeur opératoire de l’altérité orientale lorsqu’il s’agit de penser l’Occident. Que cette altérité ne repose pas sur une expérience viatique mais sur l’érudition livresque ne change rien à l’affaire.
Dès le milieu du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle, les « savants en langues orientales » traduisent de l’arabe, du persan, du turc, outre les textes de la littérature sacrée ou les chroniques historiques, des corpus de contes et de fables. Ces deux genres inspirent La Fontaine, et, au siècle suivant, la littérature dite orientale, de Montesquieu à Voltaire, en passant par les auteurs moins classiques de Mille et un jours, Mille et une faveurs, Mille et une folies et des Cinq cents matinées et une demie, etc., sans compter les infinies variations musicales ou chorégraphiques qu’on a pu en tirer. Les implications satiriques et critiques de ce genre littéraire sont bien connues : l’Orient est, là encore, un voile commode et une transposition plaisante – pourquoi bouder son plaisir, surtout quand l’érotisme est de la partie ? – à l’abri desquels on peut dire bien des choses.
Au XIXe siècle, l’Orient littéraire devient une affaire personnelle, comme le montre le trio des fondateurs : Chateaubriand, Lamartine, Nerval. Le premier suggère que l’on considère son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) comme la restitution d’ « une année de [sa] vie ». Le titre du livre de Lamartine (1835) dit tout : Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient. Nerval, avec son Voyage en Orient (1851), propose pour sa part une quête de soi servie par l’acuité particulière de son regard ethnographique et par la subtilité de son récit. Les lecteurs du Dictionnaire des idées reçues savent à quel point l’Orient est devenu un poncif, et les extases pleines de complaisance d’un Loti n’arrangent rien. Malraux redonnera du nerf à un Orient que s’approprient dans ses romans aventuriers et révolutionnaires. Est-ce tout ? Si l’on feint d’écarter la littérature coloniale, profuse et inégale, mais dont le témoignage reste essentiel, reconnaissons que cela compte parmi les voies majeures de l’Orient littéraire dans ses dernières périodes.
On pourrait ajouter qu’aujourd’hui encore le grand public se laisse volontiers séduire par des représentations de pacotille et par une rhétorique sympathique mais superficielle du métissage dans lequel l’Orient occupe une place, simple variante d’une thématique convenue. Décidément, les orientalistes sont encore parmi nous.