(1807/08, Guetna près de Mascara, Oranie – 1883, Damas)
Leader de la résistance à la colonisation française en Algérie, mystique musulman, partisan d’un dialogue des civilisations.
L’émir Abdelkader – adoptons son nom sous l’orthographe francisée, plutôt que sous la version faussement savante, qui semble s’être largement imposée – connaissait-il le français ? C’est l’objet d’une polémique qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui, l’émir faisant désormais figure de héros fondateur de la république algérienne. Si nous prenons le risque de le faire figurer dans un dictionnaire d’auteurs francophone, c’est pour en avoir pesé les arguments historiographiques (Pouillon, « Du témoignage : à propos de quelques portraits d’Abd el-Kader en Oriental », REMMM, 132, 2012). Mais quand bien même, c’est un fait qu’il a représenté pendant quasiment un siècle le symbole d’une Algérie musulmane liée à la France – en témoigne, dans un genre vulgaire, la fameuse « chanson du centenaire » : « Et je lève mon verre/ à la santé d’Abdelkader ». Cette position, il la doit à sa popularité développée depuis l’époque de la résistance – avec notamment la monumentale Prise de la Smala d’Horace Vernet* présentée au salon de 1845 –, puis lors de sa détention en France, entre 1848 et 1852, enfin lors de ses passages triomphaux à Paris en 1865 et 1867, suite à une intervention de défense des Chrétiens de Damas en 1860. Ce destin est assez bien résumé par le sous titre ce qui reste la meilleure biographie qui ait été publiée sur lui, celle du général Azan : Du fanatisme musulman au patriotisme français (Hachette 1925). Tourné vers la France, il l’était depuis sa période guerrière, s’associant, en la personne de Léon Roches, un attaché de presse se consacrant à lui traduire la presse française. Très curieux de modernité technologique dans le domaine de la culture, il demande, dès sa libération, à visiter l’imprimerie nationale qui avait fondu des caractères arabes pour l’édition – la veille, 5 novembre 1852, il avait assisté à une représentation du Sélam, ode symphonique d’Ernest Reyer*, sur un livret de Théophile Gautier*. Dans ce registre, il sera même convié le 7 août 1865 à présider la remise des prix du concours général. C’est la même année qu’il pose bardé de toutes ses décorations pour les plus grands photographes parisiens, après être passé, à Istanbul au studio des frères Abdullah*. Figure littéraire considérable, évoquée par exemple par Gautier, Flaubert* ou le jeune Rimbaud*, la production livresque de l’émir est également importante, grâce à ses traducteurs il est vrai : c’est Boissonnet* qui donne au Général Daumas* le texte des « remarques de l’émir Abdelkader » qui vont orner ses Chevaux du Sahara (à partir de 1851 – voir notre édition des Dialogues sur l’hippologie arabe, chez Actes Sud) et c’est à Gustave Dugat* que l’on doit la traduction de ce que l’on appelle couramment la « Lettre aux Français » (Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent, de 1858), texte destiné à Reinaud*, en vue de son admission à la Société asiatique*. On le voit, Abdelkader a quelques titres à figurer dans notre dictionnaire des orientalistes.
Même si les portraits produits de lui, au sud et au nord de la Méditerranée, ont tendance à se contraster en miroir, comme témoigne la production livresque considérable dont il est l’objet, on évoque volontiers de toutes parts « l’homme des deux rives », dialoguant avec le constructeur du canal de Suez, de Lesseps, comme avec un ancien évêque d’Alger, Mgr Dupuch, ses plus fervents soutiens au moment de sa captivité. Son adhésion, attestée, à la Loge maçonnique de Pyramides - une manière de confrérie, comme le note Bruno Etienne (Abdelkader et la franc-maçonnerie, Dervy, 2008) - soulève encore quelques émois au sud, mais on s’y est résolu à accepter les textes mystiques pour lesquels, grâce à Michel Chodkiewicz et Michel Lagarde, on dispose désormais d’excellentes éditions, nourrissant notamment les quêtes spirituelles de convertis à l’islam, tel Eric Geoffroy (Abd el-Kader. Un spirituel dans la modernité, 2010).
Parce qu’il est une figure aux multiples facettes, réfléchissant de manières diverses un certain fondamentalisme arabe et musulman, et un islam ouvert au dialogue et à la modernité, Abdelkader résume bien la synthèse créole qui s’est mise en place en Algérie, et les rêves exotiques qui perdurent au nord malgré qu’on en ait.
François Pouillon