AGERON Charles-Robert

(Lyon, 1923 – Le Kremlin-Bicêtre, 2008)

Historien de l’Algérie coloniale.

Ses études d’histoire engagées à Lyon sous la houlette d’Henri-Irénée Marrou sont interrompues par un service militaire accompli en Oranie, où réside une tante paternelle mariée à un médecin militaire. Monté à Paris pour l’agrégation, puis nommé à Alger en 1946, au lycée Émile-Félix Gautier*, il y retrouve et épouse l’année suivante une condisciple rencontrée deux ans plus tôt à la Sorbonne, qui vient d’être affectée au lycée Fromentin*. Dès lors, le couple s’installe dans la capitale algérienne pour un séjour de dix ans. Choqué par les inégalités flagrantes, les pratiques qui gouvernent les relations entre Européens et « Arabes » - notamment le trucage systématique des élections -, il se joint à ceux qu’on appellera les « libéraux » dans le cadre du petit groupe de chrétiens de gauche qui éditent le périodique Vie nouvelle. Sous divers pseudonymes, il donne plusieurs articles à la revue L’Espoir d’Algérie, plusieurs fois saisie, tout en distribuant Consciences maghrébines, la revue de Robert Mandouze et devient ainsi suffisamment dérangeant pour qu’on l’incite fermement à partir.

Nommé au lycée Lakanal de Sceaux en 1957, puis détaché l’année suivante au CNRS, il peut se consacrer pleinement à sa recherche. Assistant puis Maître-Assistant à la Sorbonne, il est élu professeur à l’université de Tours, en 1970, avant de rejoindre celle de Paris XII. Cette position professorale, qui aurait mérité meilleur sort, lui permet de conduire en thèse nombre de jeunes historiens qui apporteront une contribution de qualité aux études maghrébines. Ses travaux lui valent d’être sollicité aussi bien à l’Institut d’histoire du temps présent qu’à la Société française d’histoire d’outre-mer qu’il préside de 1988 à 1995.

Le jeune agrégé n’avait pas tout de suite adopté l’orientation algérienne. Il avait néanmoins commencé dès le début des années 1950, avec l’aide de son épouse, à accumuler une précieuse documentation dans les bibliothèques et les fonds d’archives d’Alger. C’est avec le départ en France et le détachement au CNRS que son projet de thèse est validé par Charles-André Julien*. Dix ans de travail seront nécessaires pour en venir à bout. Dès 1964 cependant, Ageron publie deux textes importants, aux Presses Universitaires de France - une maison à laquelle il restera fidèle : un article pionnier consacré aux « Jeunes algériens », dans les Mélanges Ch.-A. Julien, et une Histoire de l’Algérie contemporaine, parue dans la célèbre collection Que sais-je ?, qui sera rééditée plus de dix fois. Il en reprend la trame sur une tout autre échelle, pour sa thèse sur Les Algériens musulmans et la France (PUF, 1968), consacrée à la période 1870-1914, celle du passage au régime civil. L’ouvrage (1 200 pages) fera date : sans présenter encore les Algériens « à part égale » des Européens, il leur accorde de substantiels développements. Si la dynamique de son histoire coloniale repose sur le modèle d’une résistance multiforme à la colonisation, proche en cela de la contre-histoire héroïque du nationalisme algérien, il ne présente pas moins les autochtones musulmans comme des acteurs sociaux à part entière - d’où l’attention précoce portée aux « Jeunes algériens ». On retrouve la perspective mieux affirmée en 1979, dans une Histoire de l’Algérie contemporaine (1870-1954), tome 2 d’une série des PUF soucieuse de rompre avec la doxa coloniale - le tome 1, consacré à la conquête, était dû à Julien. Dans ce gros ouvrage de 620 pages qui sert encore de référence, la place de l’Islam et des « musulmans » est plus nettement assurée, en liaison avec le changement du rapport de forces entre colons et colonisés qui s’affirme dès l’entre-deux-guerres et s’impose sous la forme ultime et tragique de la guerre d’indépendance. Dans les deux cas, on ne peut qu’admirer la masse des informations recueillies, la clarté de l’exposition et de l’écriture, la volonté de tenir autant que possible tous les registres de l’exercice social – cela non sans regretter les « occasions perdues » qui auraient permis de garder le lien avec l’ancienne régence. Dans les deux cas, le souci de l’exactitude factuelle et chronologique, de l’analyse conduite avec une parfaite probité, se renforce d’un goût assumé pour la synthèse équilibrée. Réfractaire à la source orale, cette « belle menteuse », peu tenté par les sources littéraires et iconographiques, se tenant à distance des approches qui retiennent l’intérêt des Annales (malgré l’admiration vouée à Aron, ni Berque* ni Bourdieu* ne sont cités), Ageron reste avant tout un tenant classique de l’écrit et un passionné d’archive. Personne n’a plus que lui en son temps exploré les fonds de France et d’Algérie, nécessaires à la rédaction de plus de 120 articles (l’intégrale en a été reprise par les éditions Bouchène) et d’une dizaine d’ouvrages. Il n’est pas pour autant resté indemne de toute préférence subjective, et l’on a noté par exemple que son aversion pour le communisme lui avait fait commettre quelques erreurs d’appréciation. Quoiqu’il en soit, l’œuvre reste aujourd’hui des plus précieuses pour ceux qui veulent s’appuyer sur les bases solides, quoique révisables, de l’histoire de l’Algérie contemporaine, y compris pour les chercheurs dont les travaux ne cessent depuis plus de dix ans d’en renouveler la connaissance.

Omar Carlier



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