(Danguin, Pyrénées Atlantiques, 1930 – Paris, 2010)
Sociologue.
Normalien, agrégé de philosophie, Bourdieu voit son sursis résilié en 1956. Comme beaucoup de ses condisciples, il est intégré au service psychologique des armées, mais, pour indiscipline, se voit affecté en Algérie, près d’Orléansville. Sur intervention d’un officier supérieur, un Béarnais voisin de la famille, alors chef du cabinet militaire à la Résidence générale, il est appelé au Service de documentation et d’information. Il lira et annotera, sur les conseils d’Émile Dermenghem*, tout ce qui existe sur les sociétés et cultures algériennes. Il en sortira l’essentiel d’un rapport sur « Le problème algérien », que tout le monde appellera vite « le Bourdieu ».
Armé du seul bagage de sciences sociales dont dispose alors l’étudiant en philosophie, il récapitule là toutes les facettes de ce que les sciences coloniales ont accumulé depuis 1860. Cherchant une perspective unifiée, il la trouve dans la dernière version de l’anthropologie américaine. Sa Sociologie de l’Algérie, publiée en 1958 dans la collection « Que sais-je ? », distingue et décrit quatre « cultures » : trois berbères (Kabyles, Chaouias et Mozabites) et une arabophone, établit leurs points communs et conclut à leur déstructuration. Il doit à Ralph Linton et à Ruth Benedict l’insistance sur les phénomènes d’inculturation par incorporation et, sous-jacente, la définition des caractères ethniques qui s’expriment dans les situations critiques : ce que Benedict développe dans son analyse de la personnalité de base des Japonais au temps de la guerre du Pacifique (The Chrysantheme and the Sword, 1946). Bourdieu propose donc une analyse de la diversité algérienne qui contredit la représentation militante d’un soulèvement populaire unanime. Mais il affirme en conclusion que la guerre, loin d’exprimer ces cultures, les décompose en une violente « chirurgie sociale ». L’usage du terme « sociologie » surprend dans cet ouvrage si imprégné d’ethnologie. Les éditions successives mettront à distance le paradigme initial, remplaçant, dès 1961, le terme « cultures » par celui de « sociétés » ou de « systèmes sociaux », et accentuant la référence à la « situation coloniale » (Georges Balandier, 1951). Au cours de ces années, Bourdieu reconstruit ses références, son lexique, sa conception du monde social. Deux versants des sciences sociales vont donner forme durable à son travail. Par Lévi-Strauss, il accède à une anthropologie de « la pensée relationnelle », qu’il mettra en œuvre dans ses « esquisses d’ethnologie kabyle », à propos de l’honneur, de la maison, du mariage et, un peu plus tard, du calendrier agricole, proposant l’exemple rare d’une analyse structurale virtuose. La seconde conversion naît d’une rencontre : le gouvernement de l’Algérie souhaite mener une action de développement auprès de populations sur lesquelles les données sociographiques manquent. Dans le cadre d’une équipe de l’INSEE, conduite par un jeune statisticien, Alain Darbel, Bourdieu va contribuer à une enquête raisonnée sur les travailleurs algériens, ruraux et urbains. Les camps de regroupement, où s’entassent alors un tiers de la population des campagnes, en sont le terrain. Ayant choisi de devenir, en 1958, assistant de sociologie à la faculté des lettres d’Alger, Bourdieu, avec ses collègues de l’Association pour la recherche démographique, économique et sociale (Ardes) et un groupe d’étudiants, se lance dans deux années de recherches intensives.
L’acquis culturaliste, la révélation structuraliste et la maîtrise statistique s’articulent diversement dans les textes que Bourdieu publie sur l’Algérie. Le déracinement (Ed. de Minuit, 1964), signé avec Abdelmalek Sayad*, un de ses étudiants kabyles, informateur privilégié et truchement constant, est une étude pionnière sur le camp comme forme sociale. La description quantitative y sert une anthropologie de la crise culturelle qui, à propos de l’agriculture, voit s’affronter « tradition » et « modernité », comme deux « mentalités » dissonantes quant à leurs conceptions du temps et du travail. Ouvrage collectif, Travail et travailleurs en Algérie (Mouton, 1963) est une sociologie du chômage et de la prolétarisation qui illustre et développe les effets destructeurs de la situation coloniale. Ces livres, publiés après l’indépendance, ne seront réédités qu’une seule fois ; ils resteront peu traduits et rarement cités. Les articles sur la société kabyle en revanche, l’autre production algérienne de Bourdieu, textes d’un ethnologue qui repense tout le savoir antérieur et ses propres découvertes dans une perspective structurale, sont signés seuls et constitueront le fondement de toute l’œuvre future.
Fondement paradoxal qui conduit à revenir sur la pratique du terrain en temps de guerre, au sein d’espaces contrôlés par les militaires. Bourdieu a sous les yeux ce que ses autres livres décrivent avec acuité et indignation : des groupes déracinés, forcés à la cohabitation dans des espaces qui n’ont rien à voir avec leurs villages et leurs terroirs. Contre l’effondrement de leur cadre de vie et de leurs relations d’existence, les Kabyles qu’il interroge recréent par la parole un univers enchanté. Il ne peut observer directement les rites et les coutumes, il en écoute le récit, mais il les reconnaît car il en a souvent lu des variantes. Comme frappé d’un coup de foudre – « La Kabylie, c’est ma vie » –, il recrée une logique culturelle décomposée, prêtant à l’ethnologie le pouvoir de restituer un sens perdu. Les photographies qu’il prend alors (Images d’Algérie, Arles, Actes Sud, 2003) ne traduisent pas le quotidien des camps et des villes où les paysans affluent. Elles isolent avec tendresse des visages d’enfants et de vieillards ; elles saisissent quelques gestes du travail (labour, vannage), des silhouettes féminines et enregistrent les traces d’une confrontation violente (ordres écrits en français et maisons détruites). Au sein de cet état des choses il forgera une « théorie de la pratique » qui refuse de déduire les relations vécues des structures symboliques inconscientes que l’ethnologue organise. Cette réécriture invoque un style d’ethnographie que Bourdieu n’a pas pu conduire en Algérie, elle fut permise par l’alternance entre deux terrains : la Kabylie et le Béarn. Pendant ses vacances, dans son village, Bourdieu enquête au plus proche, reconnu parmi les siens. En une sorte d’inversion symétrique, cette familiarité produit une enquête rétive à tout enchantement. En résulte un tableau assez noir d’une société paysanne hantée par sa propre disparition à laquelle participe une part essentielle d’elle-même, celle que constituent les jeunes paysannes (Le bal des célibataires, Seuil, 2002). L’Esquisse d’une théorie de la pratique (Droz, 1972), puis Le Sens pratique (Minuit, 1980), sont deux ouvrages majeurs dans lesquels Bourdieu, dressé contre les conditions de son premier terrain et contre une anthropologie qui lui a pourtant permis de révéler une Kabylie qu’il juge maintenant idéale, produit sa théorie générale du social. Les Kabyles et l’Algérie ne disparaîtront plus de son horizon : objets de son souci politique - il n’a jamais crû aux vertus immédiates de l’indépendance -, ils constituent une référence constante, à mesure que, passant de l’EHESS au Collège de France (1982), sa sociologie se déplace vers des terrains plus larges et plus abstraits (La domination masculine, Seuil, 1998), comme s’ils détenaient à jamais une inépuisable réserve de réel.
Daniel Fabre
DELSAUT Yvette et RIVIÈRE Marie-Christine, Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu, Pantin, Le Temps des cerises, 2002. Recueil de textes Esquisses algériennes, Seuil, 2008. MARTIN-CRIADO Enrique, Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Broissieux, Éditions du croquant, 2008. REED DANAHAY Deborah, Locating Bourdieu, Bloomington, Indiana University Press, 2005.