ABDULLAH Frères

Studio photographique à Constantinople (1858-1899).

Contrairement à une légende souvent reprise depuis le livre de Perez, Focus East, les frères Abdullah ne sont pas des chrétiens convertis à l’islam. D’origine arménienne, leur nom de famille remonterait à leur aïeul qui, invité à se convertir, aurait décliné l’offre en disant : « Mon nom est Astvatzadour, donné par Dieu, et dorénavant vous m’appellerez Abdullah, serviteur de Dieu ». En 1858, Viguen, Hovsep et Kevork rachètent le studio d’un photographe allemand installé à Istanbul, Rabach, chez qui Viguen, l’aîné, avait travaillé comme peintre et retoucheur. Avec leur frère cadet, Kevork, qui venait d’achever ses études artistiques à Venise, ils se rendent d’abord à Paris pour s’informer sur les dernières innovations dans le domaine auprès du photographe Olympe Aguado. En 1863, par l’intermédiaire du grand vizir, Fuad Pacha, les frères sont présentés au sultan Abdülaziz (1861-1876) qui leur confère le titre envié de « photographes officiels ». En 1867, représentés à l’Exposition universelle de Paris, ils gagnent une renommée internationale : l’atelier « Abdullah Frères, Grande rue de Péra », devient l’équivalent des grands studios parisiens. Leur titre honorifique attire l’entourage du Palais et une riche clientèle, locale et étrangère – notamment le Prince de Galles et l’impératrice Eugénie. Comme leurs proches concurrents, Vassilaki Kargopoulo ou Pascal Sebah*, ils s’emploient à satisfaire la quête d’exotisme des voyageurs : spectacles des rues, scènes pittoresques en extérieur ou reconstituées en studio - la photographie orientaliste n’étant pas l’apanage des seuls Occidentaux.

La carrière des frères Abdullah va se trouver liée à une série d’événements qui marquent le règne d’Abdülhamid II (1876-1909) : défaite de l’Empire ottoman face à la Russie, question arménienne et politique de l’image mise en œuvre par le Sultan. En février 1878, Kevork Abdullah pour avoir photographié de hauts gradés russes logés à proximité d’Istanbul, le sultan leur retire leur titre, qui est attribué à Kargopoulo. Il est à noter qu’un an plus tôt, Kevork, sous le pseudonyme de Baron d’Esta, avait publié, en français, L’Arménie et les Arméniens, destiné à sensibiliser le monde politique européen « sur le sort de chrétiens oubliés au fond de l’Asie mineure ». Bénéficiant de la protection du khédive d’Égypte, Kevork va ouvrir une succursale au Caire (1886-1895) ; Viguen, de son côté, parvient en 1889 à être réhabilité photographe officiel. Quand Abdülhamid envoie à la Bibliothèque du Congrès de Washington, puis au British Museum de Londres, 51 albums regroupant plus de 1 800 photographies de l’Empire, près des trois quarts sont signées Abdullah Frères. Mais les temps commencent à changer : le titre de photographe officiel cesse d’être le privilège d’un seul atelier, et le sultan s’entoure de photographes issus des rangs de l’armée (Ali Riza, Ali Sami) ; par ailleurs les innombrables contrefaçons et le succès des cartes postales, combinés avec une comptabilité mal tenue, conduisent bientôt au déclin du studio. En 1899, il est racheté avec son matériel et ses archives, par son principal concurrent, Sebah & Joaillier, pour un montant de 1 200 livres or.

La faillite de l’atelier affecte tout particulièrement Viguen qui se convertit avec sa femme et ses trois fils à l’islam - il s’appelle dorénavant Abdullah Sükrü Efendi. Il meurt peu après, en 1902, à l’âge de 82 ans. Hovsep, dont on ne sait pratiquement rien, décède en 1908, et Kevork dix ans plus tard, deux mois après l’ex-sultan Abdülhamid. En 1919 paraît son pamphlet posthume, toujours écrit en français, Le Kaiser rouge, publié au profit de l’hôpital arménien de Yedikule et signé Grégoire Abdullah.  

Catherine Pinguet

ÖZENDES Engin, Abdullah Frères, Ottoman Court Photographers, Yapı Kredi, Istanbul, 1998. ÖZTUNCAY Bahattin, The Photographers of Constantinople, K. Librairie, Istanbul, 2005. PINGUET Catherine, Istanbul, photographes et sultans, CNRS éditions, 2011.



haut de page