GRABAR Oleg

(Strasbourg, 1929 – Princeton, 2011)

Historien de l’art islamique.

Fils du byzantiniste français d’origine russe André Grabar (1896-1990), Oleg Grabar quitte la France en 1948. Diplômé de Harvard en histoire médiévale et de la Sorbonne en histoire moderne en 1950, il obtient son doctorat à Princeton avec une thèse sur l’art du cérémonial à la cour Umayyade (1955). Professeur d’histoire de l’art à l’université de Michigan (1954-1969) puis à partir de 1969, à Harvard, il y devient en 1980 le premier titulaire de la chaire Aga Khan. Il est le fondateur et éditeur de la revue de référence, Muqarnas (1983-1992). En 1990, il rejoint la School of Historical Studies à l’Institute for Advanced Study de Princeton.

Son œuvre considérable s’étale sur une période de près de soixante ans et témoigne de la mutation des études orientales autant qu’elle en participe (« Sixty years of Scholarship », 2010). Ses premiers travaux, de facture classique, s’attachent à étudier et publier des documents inédits sur les débuts de l’Islam en Syrie. Ils doivent beaucoup à ceux de Jean Sauvaget* à qui il emprunte un intérêt pour les phénomènes sociaux comme ressort de la création artistique. De 1964 à 1971, il dirige le chantier de fouille de Qasr al-Hayr, site palatial omeyyade dans le désert syrien (City in the Desert : Qasr al-Hayr East, 1978). Ces travaux le mènent à la publication de la Formation de l’art islamique (1973, 1987 en français) dans lequel il entend éluder les dynamiques d’émergence de la culture artistique de l’Islam classique dans un contexte d’antiquité tardive à la charnière des mondes hellénistique et sassanide. Marquant une rupture avec l’approche formaliste de ses prédécesseurs, sa thèse ouvre la voie à une histoire culturelle et sociale des arts de l’Islam. L’ouvrage, alors très critiqué pour ses approximations, est aujourd’hui acclamé comme un classique.

Dans une deuxième phase, Grabar s’attache à toucher un plus grand nombre de lecteurs et à attirer l’attention des spécialistes d’autres champs de l’histoire de l’art sur le monde de l’Islam. La sémiotique prend une part importante dans son analyse de quelques monuments phares : l’Alhambra (1978), la grande mosquée d’Ispahan (1990), le dôme du Rocher enfin (1996, trad. 1997) et plus largement la Jérusalem arabe (The shape of the holy : early islamic Jerusalem, 1996), dans des études qui rendent lisible la complexité historique du monument et montrent comment le monument traduit le dynamisme et l’affirmation culturelle et visuelle de la culture islamique précoce. Dans Epic images and contemporary history : the illustrations of the Great Mongol Shahnama (avec Sheila Blair, 1980), il explore l’apparition de la peinture persane à la croisée de différents univers culturels. Son enseignement est alors à son apogée à Harvard où se forme autour de lui un cercle de disciples. Grabar achève de publier son ouvrage de référence Islamic Art and Architecture, 650 to 1250 (1987, réédité en 2001), commencé en 1959 avec Richard Ettinghausen (1906-1979), éminent conservateur de la Freer Gallery of Art (Washington).

Dans une troisième phase, le dialogue engagé avec d’autres domaines de l’histoire de l’art ainsi que le retour sur l’historiographie du champ mènent Grabar à questionner la spécificité et l’universalité des arts de l’Islam dont il systématise la pensée d’une identité composite. The Mediation of Ornament (1992) est une réflexion en écho aux écrits de Riegl ou Gombrich. Il y réintroduit l’analyse formelle pour s’attaquer à l’essentialisme orientaliste en même temps qu’il en assume l’héritage. Grabar aura d’ailleurs pris part aux débats qui suivent la publication d’Orientalism de Said* ; il prête peu d’importance aux anti-orientalistes dont il juge les positions schématiques mais s’attarde longuement sur Lewis et ses suiveurs qu’il presse de définir le champ d’un orientalisme contemporain (avec Said et Lewis, « Orientalism, an exchange », New York Review of Books, 1982). À cet égard, son rejet de la religion musulmane comme déterminant des arts de l’Islam et son insistance à l’ancrer dans des dynamiques sociales a coupé l’œuvre de Grabar d’un lectorat moyen-oriental. En témoignent la quasi absence de traduction de ses ouvrages en arabe, turc ou persan et le nombre réduit de ses disciples originaires du monde de l’Islam. Symptomatiquement, Grabar n’avait jamais appris le persan et le turc et ne travaillait que rarement sur les sources arabes. S’il a surtout écrit en anglais, il entretenait une relation à la pensée en français comme en témoigne le va-et-vient dans les différentes versions de la peinture persane : une introduction (1999) d’abord publiée en français avant d’être augmentée sous le titre Mostly Miniatures : An Introduction to Persian Painting (2000). La même interrelation existe entre The Mediation of Ornament et L’Ornement : Formes et Fonctions dans l’Art Islamique (1996) ainsi que dans Penser l’Art islamique : Une esthétique de l’ornement (1996) tirée d’un cycle de conférences à l’Institut du monde arabe (1992). La truculence de son personnage fascinait, en particulier en conférences où, par ses anecdotes et ses retournements rhétoriques, il donnait sens aux objets et à la culture de l’Islam. Ayant contribué à transformer en profondeur la perception des arts de l’Islam, Oleg Grabar laisse un héritage important dont témoigne Constructing the Study of Islamic Art, compilation de 80 de ses essais (2004, 2005).

Jean-Gabriel Leturcq

NECIPOĞLU Gülru, ‘Editor’s Foreword. In Memoriam: Oleg Grabar’, Muqarnas, 28, 2011, VII-XIII.



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