CONDOMINAS Georges

(Haïphong, Vietnam, 1921 – Paris, 2011)

Ethnologue français, spécialiste de l’Asie du Sud-Est.

Né d’une mère vietnamienne (ayant des origines chinoises, portugaises et irlandaises) et d’un père sous-officier qui a rejoint la garde indochinoise, il s’estime « enfant des quatre vents » et avoue, comme un départ possible de sa vocation d’ethnologue, la difficulté qu’il a eu à accepter son métissage. Il alterne les études entre la France (Lycée Lakanal à Sceaux) et le Vietnam (Beaux-Arts et licence de droit à Hanoï). Interné par les Japonais en 1945, il rejoint la France l’année suivante et, après une visite au musée de l’Homme, décide de s’inscrire à l’Institut d’ethnologie où André Leroi-Gourhan vient de créer le Centre de formation aux recherches ethnologiques (1948). Il suit également les enseignements de Maurice Leenhardt, spécialiste de la Nouvelle-Calédonie, à l’EPHE.

Tandis qu’il espère partir en Océanie, G. Condominas est recruté à l’Office de la recherche scientifique et technique Outre-mer qui l’affecte en Indochine et le détache auprès de l’École française d’Extrême-Orient*, institution qui encadre ses recherches ethnographiques chez les Mnong Gar au Vietnam (1948-1950). L’Orstom l’affecte ensuite au Togo (1952-1953) puis à Madagascar (1955-1956) ; ce dernier séjour donnant lieu à la publication de Fokon‘olona et collectivités rurales en Imerina (1960). Il repart ensuite en Thaïlande (1957-1958) et au Laos (1958-1959), comme chercheur associé à l’Efeo puis comme expert auprès de l’UNESCO (1960-1962) en charge d’un important rapport sur La plaine de Vientiane. Il est élu en 1960 à la VIe section de l’EPHE, sur une direction d’études « Ethnologie et sociologie de l’Asie du Sud-Est et du Monde insulindien ». Il y fonde en 1962, avec Lucien Bernot* et André-Georges Haudricourt*, le Centre de Documentation et de Recherche sur l’Asie du Sud-Est et le Monde insulindien. Il ouvre par là une brèche dans le champ des études sud-est asiatiques, jusque-là jalousement gardé par les orientalistes, y faisant rentrer les sciences sociales et valorisant avant tout, tels ses aînés et amis Paul Mus* ou Pierre Gourou*, l’expérience du terrain.

L’ouvrage qui le fait connaître, Nous avons mangé la forêt de la Pierre-Génie Gôo, publié en 1957 au Mercure de France introduit un regard nouveau dans la discipline. Restituant une expérience de terrain d’une année au sein d’une tribu « proto-indochinoise » des Hauts-plateaux vietnamiens, il décrit avec minutie l’ordinaire de la vie villageoise, mais aussi certains moments critiques : grands rituels, voire événements tragiques comme le suicide du beau Tieng, présumé incestueux. Dans sa célèbre chronique de Sar Luk, le village Mnong Gar où il réside, il prend le parti de rester au plus près des faits et des personnes, presque sans recul, exprimant « une intimité avec la réalité indigène, plus grande que tout ce qui avait été tenté précédemment » écrit Lévi-Strauss. Sorte de limite de l’ethnographie, scandé par des « cantilations » (prose rythmée entre la récitation et le chant), l’ouvrage apparaît à certains comme un paroxysme de la description, attendant son pendant analytique, tandis que d’autres, tels Maurice Nadeau ou Edouard Glissant, saluent son caractère expérimental qui le fait entrer en résonnance avec le nouveau roman.

L’importance du détail ethnographique devient la marque distinctive des travaux menés au sein du CeDrasemi, avec un intérêt marqué pour les ethnosciences, ethnolinguistique et ethnobotanique particulièrement. Ouvert à la théorisation mais se méfiant de l’esprit de système, Condominas avoue préférer l’intuition à l’analyse, affichant son goût pour la création artistique et littéraire. Lui-même excellent dessinateur et s’étant longtemps rêvé peintre, féru de poétique, ami d’Henri Michaux, proche de Georges Pérec, il défend dans son œuvre l’idéal artiste d’une pure posture ethnographique, réhabilitant au passage le travail d’ethnographes coloniaux. À sa grande surprise, le post-modernisme en anthropologie le posera en précurseur, lui reconnaissant d’avoir su le premier briser l’anonymat des villageois qu’il étudie et d’avoir pratiqué une ethnologie réflexive avant la lettre.

Publié en 1965 dans la collection « Terre humaine », L’Exotique est quotidien, Sar Luk, Vietnam central est un retour autobiographique sur son expérience d’ethnographe ; L’Espace social. À propos de l’Asie du Sud-Est (1980), rassemble ses articles et essais de synthèse - notamment celui sur L’évolution des systèmes politiques thaïs. Il est alors reconnu internationalement comme l’un des meilleurs spécialistes de cette région. Le séminaire de « Condo » à l’EHESS s’affirme comme un événement parisien où se pressent étudiants, chercheurs, journalistes et parfois certains écrivains ou artistes. Mandarin bienveillant, volontiers débonnaire, il est, de 1976 à 1980, président de la section « anthropologie » du CNRS et l’un des fondateurs de l’Association française d’anthropologie en 1977.

Bien que non engagé politiquement, G. Condominas est un ethnologue impliqué rappelant les inégalités et l’humiliation liées à la situation coloniale : il compte parmi les signataires du « manifeste des 121 » au moment de la guerre d’Algérie. Puis il prend résolument position contre la guerre du Vietnam, allant dénoncer outre-Atlantique l’instrumentalisation des travaux des ethnologues par les services américains et lançant l’idée d’« ethnocide » souvent reprise après lui. Les conflits terminés, il est invité et honoré, dans les pays d’Asie du Sud-Est, au fur et à mesure de leur réouverture. L’exposition que le musée du quai Branly lui consacre lors de son inauguration en 2006 est l’année suivante présentée à Hanoï.

Conteur à la voix lente, avec une diction un peu à l’ancienne, légèrement gouailleuse, que l’on retrouve dans les nombreux films documentaires ou les émissions de radio qui lui ont été consacrées, il adore régaler ses auditeurs d’anecdotes drolatiques et veut pratiquer le calembour comme un art majeur. Jusqu’à sa mort, ses ennemis déclarés sont restés : « les prétentieux, les casse-pieds, les pas drôles ».

Yves Goudineau

POTTIER Xuân Xuân (dir.), Le fils des quatre vents, recueil d'hommages à Georges Condominas, L'Harmattan, 2011.



haut de page