Cette notice remplace celle qui a figuré dans une précédente édition.
Éditeurs photographes à Tunis puis au Caire.
C’est comme sujet austro-hongrois et lithographe formé à l’Institut des Arts Graphiques de Vienne que Lehnert arrive à Tunis en mai 1904, mais c’est un studio photographique qu’il ouvre peu après, en pleine Médina, au 7 rue des Tamis. Il y est l’associé de Landrock, un Allemand qu’il aurait rencontré en Suisse en 1903, et qui sera le gestionnaire avisé d’un des plus importants studios orientalistes en ce début du XXe siècle. Cette production, signée « L&L » (à ne pas confondre avec Léon et Lévy*), tranche radicalement avec la production locale des studios Garrigues* et Soler*, ou même celle de Geiser* à Alger. Des compositions d’un parfait équilibre, une maîtrise absolue du cadrage et des effets de lumière, un sens aigu de la narration, la beauté superlative des modèles : les « types » deviennent des portraits, la rue arabe et le Sud tunisien sont sublimés et le désert devient un décor aussi « habité » que l’oasis. Les études académiques orientales enfin, valent au studio sa première reconnaissance internationale en 1906. Elles feront les délices des peintres et des esthètes, mais aussi de la soldatesque coloniale. Cela mérite mieux avec une savante utilisation de tous les supports possibles : tirages photographiques de grand luxe, héliogravures de qualité exceptionnelle et collections sans cesse renouvelées de cartes postales imprimées en Allemagne. Ce « pictorialisme » constitue la synthèse d’une inspiration picturale académique et d’une méthode de diffusion novatrice décidément très « Art nouveau ». Le succès grandissant de l’entreprise permet en 1907 l’ouverture d’un magasin au n°17 de la prestigieuse avenue de France, suivi d’un autre, au n°9, en 1911. Les photographies L&L inondent alors les publications locales et internationales consacrées au tourisme, à l’art photographique et à l’ethnographie. En août 1914, au tout début de la Première Guerre Mondiale, Lehnert, qui est déjà sous surveillance policière, est arrêté pour « espionnage » lors d’un déplacement dans le Sud. Il est interné en Algérie, le studio est fermé et les biens placés sous séquestre. Il rejoindra plus tard Landrock comme réfugié pour raison sanitaire en Suisse.
En 1919, les deux associés, qui ont pris épouses, s’efforcent de faire lever le séquestre et relancent une société d’édition orientale depuis Leipzig. En 1924, ils ouvrent un nouveau studio au Caire où ils reprennent les collections d’Afrique du Nord auxquelles s’ajoutent les vues d’Égypte et de Palestine. Lehnert y réalise un catalogue presqu’exhaustif des vestiges pharaoniques et des Lieux Saints, avec les grandes villes où les quartiers modernes contrastent avec les vieux quartiers poussiéreux. Malgré une concurrence très rude, le studio se maintient jusqu’en 1930, quand une brouille sépare les associés : Lehnert revient en Tunisie et y obtient la nationalité française. Tandis qu’au Caire, Landrock continue d’éditer les photos du trésor de Toutankhamon, Lehnert se reconvertit à Tunis au portrait particulier (studio Lehnert-Colisée), tente en vain une série de nus masculins avec un ami d’André Gide*. Il multiplie les vues de Sidi Bou Saïd près de laquelle il fait construire sa maison, à Sainte-Monique. Il y mène une vie discrète et fréquente de nombreux peintres tels qu’Alexandre Roubtzoff* ou encore le docteur Gobert*. Après avoir pris sa retraite en 1940, il décède en 1944 dans le Sud tunisien.
Malgré la survie d’une librairie L&L au Caire, l’œuvre photographique tombe dans l’oubli jusqu’à la redécouverte très médiatisée des plaques de verre par les descendants de Landrock dans les années 1980. Afin de préserver les nombreux nus réalisés à Tunis, les plaques sont mises en sécurité à Lausanne, au Musée de l’Elysée, qui organise de nombreuses expositions avec des retirages. Une seconde renaissance a lieu à partir de 2005, avec des avancées décisives dans la connaissance de la biographie des associés et la découverte de photographies érotiques beaucoup moins « académiques » qu’on ne le pensait. Avec l’aventureuse organisation à Tunis de la première et unique exposition de tirages originaux jamais consacrée à L&L par une institution publique (2006) et la révélation par les Centlivres de posters iraniens représentant le Prophète Mahomet à partir d’un portrait d’adolescent réalisé par Lehnert à Tunis, la critique de l’œuvre de L&L a renouvelé la polémique traditionnelle appliquée au « harem colonial » avec une argumentation non moins polémique sur « la protection de l’enfance », le droit à l’image et le « consentement éclairé des modèles ». À défaut de faire l’unanimité, cette œuvre aussi rassurante par la perfection formelle des compositions que dérangeante dans des frontières érotiques qui n’excluent ni la pédérastie, ni des pratiques sexuelles jugées marginales, fait désormais naître des objections à son exposition publique, tant en Orient qu’en Occident. Quant au chaste corpus L&L réalisé en Égypte, il fait partie du patrimoine national de ce pays.
Michel Mégnin
CARDINAL Philippe, « L’Orient d’un photographe », Lausanne, Favre, 1987, 2001. FAVROD-ROUVINEZ, « Orient 1904-1930 », Paris, Marval, 1999. MEGNIN Michel, Tunis 1900, Lehnert & Landrock photographes, Paris, Paris-Méditerranée, et Tunis, Appolonia, 2005. CENTLIVRES Pierre et CENTLIVRES-DUMONT Micheline, « Une étrange rencontre, la photographie orientaliste de Lehnert et Landrock et l’image iranienne du Prophète », Études Photographiques, n°17, SFP, novembre 2005.