CENDRARS Frédéric Louis Sauser dit Blaise

(La Chaux-de-Fonds, Suisse, 1887 – Paris, 1961)

Poète, écrivain voyageur.

Cendrars s'impose en 1912 sur la scène littéraire et artistique comme l'un des fondateurs de la modernité par un double coup d'éclat : Les Pâques à New York, et l'année suivante La Prose du Transsibérien. Vaste poème alliant le classicisme de la forme à la modernité des thèmes, Les Pâques, rédigé lors d'un séjour éprouvant à New York où l’écrivain était allé rejoindre celle qui allait devenir sa femme en 1914, célèbre colère et pitié pour les émigrants et les laissés pour compte du rêve américain. Se plaçant sous le signe du Phénix qui meurt et renait de ses cendres, le poète adopte à cette occasion le pseudonyme de Blaise Cendrars qu'il ne quittera plus. Poème-objet, La Prose mêle un texte épique, narratif, déambulatoire et des peintures au pochoir de Sonia Delaunay. Le train fabuleux mène le poète « à 16 000 lieues du lieu de sa naissance », de Moscou jusqu'à la fin de la ligne, du côté de Port-Arthur en pleine guerre russo-japonaise, sur les traces légendaires du trésor de Golconde, d'Ali Baba et du Vieux de la montagne. C'est très probablement un voyage rêvé. Avec ces textes néanmoins se construit et s'affirme la figure du poète aventurier, « bourlingueur », constitutive de l'image qu'on se fait de l'écrivain. La suite de l'œuvre, abondante, polygraphique, utilisant tous les genres, confirmera le lecteur dans cette impression d'aller « Du Monde entier » « Au cœur du Monde » (sous ces deux titres Cendrars regroupe en 1919 l'ensemble de ses poèmes).

Commençons par l'Afrique noire. En 1921, Cendrars publie une Anthologie nègre, un peu plus tard des Petits contes nègres pour les enfants des blancs (1928) empruntés essentiellement à une compilation des recueils du missionnaire Henri Trilles ; enfin, en 1930, un dernier recueil de contes : Comment les Blancs sont d'anciens Noirs. Il faut ajouter « Les boubous », admirable poème en hommage à la femme africaine, et « Bijou concert », dans Feuilles de route 1. Le Formose (1924), restitue les traces vécues d'une escale du Formose en route vers Rio de Janeiro, lors du premier des trois voyages que Cendrars effectuera au Brésil, entre 1924 et 1927. La Russie, puis les îles désolées de la Patagonie et de l'Antarctique sont, en 1929, le cadre du roman Dan Yack. Ensuite vient l'Amérique du Nord dans plusieurs œuvres : en 1925, le roman L'or, qui raconte l'histoire du général Sutter en Californie, sa fortune et sa ruine avec la ruée vers l'or ; le reportage sur Hollywood, la Mecque du cinéma (1936), ainsi que la biographie de l'ancien gangster Al Jennings. Mais c'est l'Amérique du Sud, l'Amazonie et, singulièrement, le Brésil qui dans l'œuvre occupent la part du lion : d'abord, avec Moravagine (1926), qui mène les personnages en fuite jusque chez « les Indiens Bleus ». Avec Une nuit dans la forêt (premier fragment d'une autobiographie) (1929), « J'étais à Paris. J'arrivais du Brésil », c'est Cendrars lui-même qui raconte son Brésil et ses aventures physiques et spirituelles. Le reportage Rhum - « L'Affaire Galmot » (1930), nous transporte en Guyane. De nombreux autres textes se déroulent au Brésil, en particulier : Le Lotissement du ciel (1949), quatrième et dernier tome des Mémoires, rédigés entre 1943 et 1949 à Aix-en-Provence.

Quant à la Méditerranée, elle est le cadre de Bourlinguer (1947), troisième tome de sa tétralogie aixoise. C'est une suite de textes sur des ports qui apporte une approche tangentielle de l'Orient dans sa dimension méditerranéenne : Venise, Naples, Toulon, Gênes. Le chapitre « Venise » s'ouvre par la phrase : « Le 11 novembre 1653, une tartane appareillait de Venise à destination de Smyrne...  ». Blaise Cendrars s'attache ici au destin de Niccolo Manucci (1638-1717) dont La Storia do Mogor a été adaptée en français vers 1705 par le Père François Catrou (1659-1737) de la Compagnie de Jésus, sous le titre Histoire générale de l'empire du Mongol (récemment réédité, Phébus, 2002). Le chapitre « Gênes - L'épine d'Hispahan », s'ancre dans l'évocation (fictive) des pérégrinations du narrateur « en Russie, en Chine, en Asie Centrale » et, bien sûr, jusqu'en Perse. À tous ces ports méditerranéens, il faut ajouter Marseille. Le premier chapitre de L'Homme foudroyé (1945), s'intitule « Le Vieux Port » et nous présente le narrateur revenant de chasses à l'éléphant en Afrique : « J'arrivais d'Égypte et du Haut-Soudan ». On sait aujourd'hui que le récit des chasses est emprunté à un livre de Maurice Calmeyn (Au Congo belge, 1912) et aux chasses de sa jeune amie, Élisabeth Prévost (« Mademoiselle Diane de la Panne » dans le texte) : Cendrars n'est jamais allé ni revenu d'Afrique, pas même jeune enfant, comme cela est raconté dans le chapitre « Naples », avec sa mère, à bord de L'Italia, en 1894, retour d'un séjour familial en Égypte où son père aurait tenté d'implanter une affaire. Même dans le recueil Kodak. Documentaires (1924), un collage d'extraits empruntés au roman-feuilleton de Gustave Le Rouge, Le Mystérieux Docteur Cornélius (1912-1913), construit pourtant selon les points cardinaux (West, Far-West, Le Sud, Le Nord), l'Est, l'Orient est absent.

Cette absence de l'Orient dans toute l'œuvre de Cendrars, qui se voulait « du monde entier », constitue une surprise, une véritable énigme. Mais l'auteur n'a-t-il pas déclaré dans un journal brésilien en 1927 : « Je ne vois rien d'intéressant, pour ma part, dans ce retour à l'Orient que certains milieux littéraires commencent à prôner en France » ? Ce refus se trouve déjà dans le texte « Le Principe de l'utilité », écrit à bord du Gelria qui ramène Cendrars de son premier voyage au Brésil, repris dans Moravagine et plus tard dans Aujourdhui (1931) où il s'exclame : « On dit communément que la civilisation vient de l'Orient. Quelle absurdité !  » C'est à douter de la pertinence de sa place dans un Dictionnaire des orientalistes !...

Mais rien n’est simple : cette absence, on peut la comprendre comme une volonté d'effacement de la droite, la main qui écrit et désigne l'Est, cette main droite que le poète a cruellement perdue en septembre 1915, au cours de la grande offensive de Champagne à la ferme Navarin. Cendrars, devenu écrivain « de la main gauche » ne veut plus rien connaitre de l’autre. Et puis, Navarin évoque la bataille de 1827 au cours de laquelle les marines alliées (française, britannique et russe) ont détruit la flotte turque et que Victor Hugo* a mise en vers dans Les Orientales, la transformant en un haut lieu de l’orientalisme romantique : « La ville aux dômes d’or, la blanche Navarin (...) Tout s’embrase : voyez ! L’eau de cendre est semée »… Cendrars… Ce pseudonyme qui suggère un être consumé n’a pas été choisi au hasard, et c’est de ses cendres en effet que renaît l’oiseau originaire de l’Éthiopie et lié au soleil levant.

Robert Guyon (sur une proposition de France Marie Frémeaux)

FLÜCKIGER Jean-Carlo, Au cœur du texte : essai sur Blaise Cendrars, Lausanne, La Baconnière, 1977. LEROY Claude, La Main de Cendrars, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 1996.



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