ROUSSEAU Jean-Jacques

(Genève, 1712 – Ermenonville, 1778)

Philosophe, romancier, musicien genevois.

Dans les années 1760 Rousseau portait un « caffetan » qui le faisait, dit-il, ressembler à un « agréable » de Tiflis ou d’Erevan. Il donnait des instructions précises pour la confection de ce vêtement « arménien » qui n’était pas un déguisement d’occasion mais un manteau commode. Ainsi vêtu sur son portrait par Ramsay Rousseau ressemble au Révérend Pococke, un évêque anglais qui le mettait au Levant, et qu’on voit avec cet habit dans une autre peinture, celle-ci de Jean-Etienne Liotard*, genevois, comme Rousseau avec qui il fut en relation. Mais au lieu de s’habiller d’un caftan pour mieux visiter l’Orient Rousseau importait un élément exotique dans sa vie quotidienne à Genève, Paris ou Londres. Il ne voyagea jamais en Orient à la différence de son père dont il indique qu’il exerça son métier d’horloger à Constantinople pour le sérail (en 1706-1711). Le manteau arménien de Rousseau relève d’une posture cohérente avec une intégration de l’Orient dans les cadres de sa pensée politique et anthropologique qui met en cause l’européanocentrisme, refuse de condamner l’islam, discute de l’intérêt des travaux sur l’Orient, invite les philosophes à voyager et s’interroge sur l’universalité des catégories.

Rousseau a lu des ouvrages sur l’Orient, spécialement lorsqu’il fut une sorte de secrétaire pour Mme Dupin et il cite, par exemple, Chardin*, qui a « voyagé comme Plation et n’a rien laissé à dire sur la Perse ». Mais il connaît aussi Montesquieu*  et Voltaire*. De Montesquieu* il reprend l’opposition nord-sud et la thèse que « le despotisme convient aux pays chauds » (Du Contrat Social, L.III, chap.VII). Ses remarques sur l’indolence de l’Asiatique n’ont rien de neuf : « avec des femmes et du repos », il est heureux. Mais la construction par Rousseau de l’opposition entre langues du sud (Arabe, Chinois, Perse) et du nord (Allemand, Anglais, Turc) est systématique et décisive : les premières sont « vives », « sonores », « éloquentes », les secondes « rudes », « criardes », « monotones ». Si bien que les langues du sud sont à une grande distance de l’écrit et qu’apprécier le génie des orientaux sur leurs livres serait comme juger un homme sur son « cadavre ».

La conséquence est cruciale pour l’appréciation de Mahomet. Le Coran pourrait paraître un tissu d’absurdités à qui lit un peu d’arabe, mais nul ne peut dire qu’entendant le prophète parler dans le désert il ne l’aurait pas suivi. Bien loin de traiter Mahomet comme une forme de monstre Rousseau veut le rendre intelligible en mettant en lumière ce qu’il a de spécifique : il est un prophète dont la force est dans la langue « éloquente » et dans la voix « sonore et persuasive » qui attirent et mettent en marche la multitude. Ainsi l’Essai sur l’Origine des Langues (1755) s’oppose, sans le nommer, à Mahomet et le Fanatisme* (1741) de Voltaire, par un renversement qui ne consiste pas à dire que Mahomet n’aurait pas été un fanatique mais qu’il faut comprendre les conditions d’émergence du fanatisme dont le sens doit être contextualisé. Mais Rousseau soutient même la valeur éthique et spirituelle du fanatisme, (qui se trouve dans toutes les religions) contre les « philosophes » et il en fait l’éloge dans une longue note du livre IV de l’Emile : du fanatisme, « quoique sanguinaire et cruel », on peut, s’il est bien « dirigé », « tirer les plus sublimes vertus » tandis que l’ « irréligion » laisse l’individu, « éfféminé », « dans l’abjection du moi humain ». Aussi dans le Contrat (L.II, chap. 7) Rousseau peut faire de Mahomet un « législateur » à l’égal de Moïse, Lycurgue, Numa, Calvin : il ne faut pas voir en eux, comme le fait « l’orgueilleuse philosophie », des « imposteurs » mais des « grands hommes » animés par le « génie » et qui savent s’appuyer sur « l’autorité divine ». S’expliquent ainsi la durée de la loi judaïque aussi bien que l’extension de celle de « l’enfant d’Ismaël » à « la moitié du monde ». Et Mahomet peut être spécialement crédité (L.IV, chap. VIII) d’avoir instauré une « politie » où pouvoir politique et religieux n’étaient pas distingués.

Bien plus ce n’est pas Mahomet seul que Rousseau valorise mais la religion musulmane. Car il refuse de placer un monothèisme plus haut que l’autre si bien que le Vicaire savoyard dans sa confession (Emile L. IV) déclare : « Nous avons trois principales religions en Europe. L’une admet une seule révélation, l’autre en admet deux, l’autre en admet trois. Chacune déteste, maudit les autres, les accuse d’aveuglement, d’endurcissement, d’opiniâtreté, de mensonge ». Et aucun « homme impartial » ne pourra juger entre elles. Mais le vicaire, qui estime que « le culte essentiel est celui du cœur » et pour qui compte en premier lieu la « voix » de la conscience rejette, dans un logocentrisme radical, toutes les religions du « livre ». Il pointe l’écart entre les livres sacrés et les fidèles : les Turcs et les Persans ne comprennent pas l’arabe, les Arabes modernes ne parlent plus la langue de Mahomet et les juifs ne comprennent plus l’hébreu. Ainsi la prétention de chacune des religions à reposer sur le vrai est-elle sapée. Et peut-on critiquer les Turcs d’exiger des chrétiens à Constantinople le même « respect » pour Mahomet que celui que nous exigeons des juifs pour Jésus-Christ ? On le peut d’autant moins que la religion musulmane conduit, comme toutes les autres, à un adoucissement des « mœurs ». « La fraternité légale [des Hébreux] unissait toute la nation : on ne voyait pas un mendiant chez eux. On n’en voit point non plus chez les Turcs, où les fondations pieuses sont innombrables ; ils sont, par principe de religion, hospitaliers même envers les ennemis de leur culte. » Aucune des religions monothéistes ne peut donc se prévaloir d’une supériorité sur les autres. Mais Rousseau ne les considère pas non plus comme manifestant une supériorité de ceux qui y adhérent et il les traite toutes ensemble comme une particularité qui ne concerne pas les « deux tiers du genre humain ». Dans « l’Afrique inconnue », en Tartarie, au Japon, chez les « peuples éloignés » de l’Amérique, se trouvent des millions d’hommes qui n’ont jamais entendu parler de Moïse, du Christ ou de Mahomet (Émile L. IV). Et « civilisés », « barbares » ou « sauvages », tous pour Rousseau ne sont pas moins des êtres humains. Ainsi son entreprise critique est moins destinée à dévaloriser chaque religion monothéiste qu’à soutenir contre chacune d’entre elle que les autres sont fondées et contre toutes les trois à rappeler qu’elles sont comme des effets d’un sens moral inné présent chez tous les hommes. Il faudrait donc connaître ceux-ci.

Rousseau imagine que jadis les Platons, les Thalès, les Pythagores, voyageaient pour « secouer le joug des préjugés nationaux »  et « apprendre à connaître les hommes par leurs conformités et par leurs différences ». Il souhaite, qu’à leur exemple, les « curieux » qui ont organisé des voyages en Orient avec des savants et des peintres plutôt que de déployer leur talent à « dessiner des masures et déchiffrer et copier des inscriptions » étudient les « hommes et leurs mœurs ». Et il imagine que de grands esprits – Montesquieu*, Diderot*, Duclos, d’Alembert, Condillac – entreprennent des voyages pour « instruire » leurs compatriotes, qu’ils « observent » et « décrivent » (ce que ne savent faire ni marins, ni marchands, ni soldats, ni missionnaires) la Turquie, la Barbarie, le Maroc, la Tartarie et d’autres encore et « surtout le Japon ». Mais il ne faudrait pas qu’ils s’en tiennent à l’Orient mais qu’ils aillent dans l’autre hémisphère : Mexique, Pérou, Brésil, Caraïbes parmi d’autres. De « l’histoire naturelle, morale et politique » qu’ils rapporteraient nous verrions ainsi « sortir un monde nouveau et nous apprendrions ainsi à connaître le nôtre. » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, note X).

Mais cela pose une question de méthode énoncée dans l’article « Chanson » du Dictionnaire de Musique. Rousseau y reproduit un « air chinois », tiré de Du Halde*, un « air persan » venu de Chardin* et deux chansons des « sauvages de l’Amérique » de Mersenne. On y constate une « conformité de modulation avec notre musique » mais celle-ci doit-elle faire admirer « la bonté et l’universalité de nos règles » ou nous faire douter de « l’intelligence ou la fidélité de ceux qui nous ont transmis ces airs » ? La réponse à ce dilemme se trouve dans une phrase de Rousseau lui-même qui permet à Claude Lévi-Strauss d’en faire le fondateur de l’ethnologie : « Quant on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour observer les propriétés » (Essai sur l’Origine des langues, chap. XI).

Dominique Colas



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