L’orientalisme entre la chèvre et le choux : réaction au CR de Jean-Louis Marçot

Mon ami Jean-Louis Marçot a fait, à ma demande, un compte-rendu de notre ouvrage collectif Après l’orientalisme. Je lui sais gré d’avoir pris la chose au sérieux et de n’avoir pas cédé à la tentation de la complaisance, mais d’en donner une lecture vigoureusement critique. Ce n’est pas un droit de réponse que je demande à ce qui n’est pas véritablement une question, mais je cède à une envie de réagir à son propos pour préciser quelques points.

Sur les « quotas », j’invoquerai les circonstances atténuantes pour toutes les contributrices qui n’ont pas remis leur texte (elles étaient quatre fois plus nombreuses à participer à notre colloque). Pour parler en confidence, en matière de discrimination positive, c’est plutôt la place des auteurs « indigènes » et des représentants des différentes aires culturelles qui nous préoccupaient. Malgré l’excellence des contributions sur l’Extrême-Orient (l’empire « du milieu » ou l’empire « du soleil levant » : il n’y a pas que l’Europe pour avoir une vision ethnocentrique des choses), je reconnais que l’Afrique du Nord est surreprésentée ; elle l’était bien d’avantage lors de notre colloque, et nous n’avons éliminé de la publication finale que les deux tiers des interventions portant sur cette région.

Le fait est que notre effort pour élargir notre base territoriale et nous décentrer vers d’autres Orients, notamment celui de l’Inde, n’a pas pleinement porté ses fruits. Pourtant, la dispersion de nos objets été, en un autre sens, trop grande puisque Jean-Louis Marçot dit ne pas parvenir à dégager une conclusion d’un ensemble aussi divers. Il sait bien pourtant qu’un collectif d’intellectuels n’est pas une armée que l’on mène comme à la manœuvre, et que, quand bien même on définit une orientation commune, cela tire souvent à hue et à dia.

Je lui retournerai d’ailleurs volontiers le compliment : j’avoue ne pas bien saisir l’argumentation qu’il nous oppose, sinon qu’il revendique la position de Said à qui nous ferions trop de place, en même temps que nous lui manquerions d’égards. Ce qui est sûr c’est que nous cherchons à en sortir, car ce débat stérile entre « pro » et « anti » Said n’a que trop duré. Aurions-nous été mieux entendus si nous avions intitulé l’ouvrage Après Said ?

Pour répondre à Jean-Louis Marçot sur la question du « nous », disons que ce qui rassemble les participants à ce volume c’est de penser que L’Orientalisme est un mauvais livre qui, partant de constats en eux-mêmes exacts mais formulés de manière on ne peut plus schématique, les extrapole de façon très critiquable ; que son succès a surtout contribué à redonner un statut scientifique à une tradition savante passablement obsolète ; que la position héroïque que se donnent les intellectuels critiques de l’orientalisme est sans rapport avec leur situation réelle (un professeur à l’Université de Columbia, par exemple, n’est pas exactement un martyr susceptible de porter toutes les misères du tiers-monde). Notre travail tendrait au contraire à montrer que le résultat réel du « débat » fut de pouvoir se réapproprier sous le couvert d’une critique radicale, les dépouilles d’un édifice effondré.

C’est ce que nous déclinons finalement dans ce recueil, selon des articulations identifiables, pensons-nous, dans la table des matières : en montrant d’abord qu’il convient de restituer l’orientalisme dans la longue durée et non plus dans l’espace contemporain du choc des civilisations, et de faire l’histoire de sa critique comme celle d’une prise de conscience collective d’intellectuels de divers horizons ; qu'il s’agit aussi, de sortir de l’espace « Sykes-Picot », c’est-à-dire un monde circonscrit à la verticale nord-sud des Empires franco-anglais du Moyen-Orient arabe. Si l’on va regarder comment d’autres empires (russe, ottoman, chinois notamment) considèrent leur part d’Orient, on en vient à des considérations moins ethnocentriques que ne le dit Jean-Louis Marçot. Et on observe que des travaux stigmatisés par leur appartenance au champ de l’orientalisme sont en fait réappropriés et recyclés dans de nouvelles logiques nationales. En parlant de « l’Orient créé par l’Orient », notre sous-titre, nous prétendons quand même aborder les choses de façon à la fois novatrice et un tantinet actuelle.

François Pouillon



haut de page