Compte-rendu de Jean-Louis Marçot, 29 janvier 2012.

Un orientalisme mi-figue mi-raisin ?

Si le propos d’Après l’orientalisme était de convaincre le lecteur de la complexité et de la diversité du domaine que recouvre l’orientalisme, l’objectif est complètement atteint, et François Pouillon qui, avec Jean-Claude Vatin, a dirigé la publication, peut se flatter d’avoir contribué à « refonder le débat » (p.21). Pour autant, le débat subsiste. Je ne le fixerai pas à ces quelques détails pourtant significatifs : la part exorbitante des hommes dans l’écriture d’Après (seulement six des trente-trois contributeurs sont des femmes), la prépondérance de l’aire ottomane (le Maroc en sus) dans l’Orient référé et l’obsession de Said. J’essaierai de le prendre à la racine.

L’Orient, faut-il le rappeler, n’existe que relativement à un axe que l’Europe a placé en son centre. Après des hésitations dont la cartographie garde la trace, elle s’est orientée en regardant au sud et à l’est. Sur ce sens, que les croyances religieuses ou les intérêts commerciaux ne suffisent pas à expliquer, sur cette aimantation, cette polarité, ce tropisme, se sont développés des savoirs et des fantasmes. Très tôt, les érudits se sont chargés de faire le tri. Doivent-ils continuer de s’y employer à l’heure d’un monde mondialisé où l’axe se déplace, s’efface, où la polarité « Nord-Sud » l’emporte ?

L’Orient est une construction intellectuelle, chacun en convient ; il ne peut être objet de science sauf à ce titre. Même découpé en proche, moyen et extrême, il n’offre aucune continuité - une synecdoque tranche Said. Quoi de commun entre le Japon, la Chine, la Turquie, le Maroc… sinon qu’ils sont vus par des Français ? Le livre en fait la preuve. Il aurait encore été plus probant s’il avait abordé l’Inde ou comparé entre eux les orientalismes européens.

D’un point de vue déchristianisé et décolonisé, il n’y a plus place pour l’orientalisme. Ce n’est pas seulement d’avoir été intimement lié au projet colonial depuis l’expédition d'Égypte qu’il est mort ; c’est aussi du déplacement des lignes. Said est le point de mire de nombreuses contributions. Certes une avant-garde d’orientalistes français ou l’égyptien Anouar Abd el-Malek ne l’avaient pas attendu pour mener la critique. Mais seul l’auteur d’Orientalism a su anticiper ce déplacement, ce décentrement : l’Orient ne se fait plus en Europe et singulièrement en France ou en Angleterre, mais à Washington.

Alors, quoi d’autre après ? Le livre dégage des horizons. Les orientalistes, à la demande des autorités religieuse, académique, administrative, … militaire, coloniale, mais aussi parfois de leur propre chef, ont constitué des savoirs sur les religions, les civilisations, les langues, les cultures et les populations à l’est de l’Europe. Savoirs indiscutablement orientés, ils recèlent néanmoins des repères et des sources indispensables à la connaissance de soi des « Orientaux ». Il appartient aux héritiers de ces savoirs, au lieu d’en être les gardiens, de leur appliquer la critique qu’ils sont les mieux placés pour exercer, dussent-ils « prendre au sérieux » leur objet comme l’enjoint G. Barthèlemy (p.129).

À cet effet, le livre - c’est sa qualité la plus manifeste - donne de nombreux exemples et une solide matière à réflexion. Mouldi Lahmar montre, à travers le cas libyen, comment, en l’absence d’une critique rigoureuse, un travail orientaliste récent sur les tribus peut perturber gravement « la problématique de l’identité » (p.399) et servir le despotisme. Alain de Pommereau révèle le tort qu’auraient les Marocains à considérer leur tapis berbère comme traditionnel. Ariel Planeix cite l’effet sur les Zkara du Maroc d’une étude orientaliste les concernant, mise en ligne par la BnF (p.431), etc. L’illustration sans doute la plus remarquable est fournie par Mercedes Volait à la toute fin de l’ouvrage. La chercheuse analyse le goût pour les peintures orientalistes, en constante progression sur le marché de l’art depuis le milieu des années 1980, dont de riches Orientaux se procurent des copies dans le désir de posséder une image de ce qu’ils croient être leurs « origines ».

Bien loin du rejet systématique - que Said au reste n’a jamais prôné - et de l’appropriation naïve, les peuples « à l’Est » puiseront dans la critique de l’orientalisme la connaissance de soi dont dépendent leur indépendance et la démocratie. L’orientalisme d’après, c’est celui qui saura désamorcer ledit choc des civilisations et œuvrer à la paix du monde. Qui le subventionnera ? C’est une autre question. Qui mobilisera-t-il dans les anciennes métropoles ? Comment sera-t-il relayé ?

L’ouvrage ne donne pas de réponse. Il ne dresse aucun état des lieux. François Zabbal évoque ce qu’il reste de l’orientalisme dans les institutions, les revues, les collections (p.180) mais ne le détaille pas. Cet inventaire manque. Il manque une sociologie de l’après-orientalisme. Et lorsque François Pouillon se décide à prendre un parti en affirmant « nous ne sommes pas dans la ligne saidienne » (p.25), il le fait par la négative et sans désigner qui recouvre ce « nous ». Or, à se fier à la lecture des trente-deux contributions, du prologue et de l’introduction, au-delà de la précision et de la profusion des informations rassemblées et des questions posées, et du constant souci de les relier au présent, le lecteur reste mi-ébloui, mi-perplexe.

Jean-Louis Marçot



haut de page