ERLANGER Baron Rodolphe d’,

Cette notice remplace celle qui a figuré dans une précédente édition.

[Suite à la disparition en 2010 de Christian Poché, cette notice a été révisée et mise à jour par Charlotte Jelidi]

Baron (Boulogne-sur-Seine 1872 – Sidi Bou Saïd, Tunisie, 1932)

Mécène, artiste, peintre, musicien, musicologue, et ethnomusicologue, collectionneur de tapis et d’instruments de musique.

Anglais catholique d’ascendance germanique et israélite, mais né en France, il est l’héritier d’une dynastie de banquiers du Bey qui détiennent en Tunisie d'importants domaines. Son père avait également été collectionneur d’art et mélomane averti – il fut mécène de Richard Wagner -, et un de ses frères fut compositeur. Le jeune Rodolphe quant à lui délaisse complètement la banque pour une vie d’esthète et de bâtisseur qu’il consacre à la renaissance de la musique arabe et plus largement à la valorisation du patrimoine tunisien. Il se met à la peinture, fréquentant l’Académie Jullian, et il acquiert des rudiments de musique qui vont lui faciliter ses travaux de transcriptions. Après un séjour de six mois en Egypte, il s’installe en 1909 en Tunisie. Le premier article qu’il signe, « Au sujet de la musique arabe en Tunisie » (Revue tunisienne, 121, 1917), révèle un programme qu’il va conduire jusqu’à sa mort prématurée. Convaincu que la musique tunisienne attend d’être tirée de sa léthargie, le baron veut s’y employer. Pour réaliser cette mission, il va invoquer les fastes d’al-Andalus, et se fait construire, sur flanc de colline à Sidi Bou Saïd, un palais inspiré de l’Alhambra de Grenade. Cette demeure sera destinée à accueillir la régénérescence de l’art musical savant tunisien, le malouf, grâce à une série de concerts qu’il organise, et à un ensemble traditionnel qu'il a constitué : ses membres formeront plus tard les représentants officiels de la Tunisie au Congrès de musique arabe du Caire. Il estime que ce travail doit s’appuyer sur une activité musicologique qui débouche sur une pédagogie. Il va ainsi consacrer une grande partie de sa vie la revivification des traités de théorie musicale arabe, demeurés jusque-là à l’état de manuscrits et pratiquement inconnus du public. Pour mener à bien ce travail colossal, il rassemble une équipe de spécialistes - tunisiens, libano-syriens et égyptiens dont il assure la direction. Pour cette action, il obtient la caution d'un orientaliste de renom, le Baron Carra de Vaux* et il prévoit la traduction en français d’un choix de traités : six en tout, rédigés entre les Xe et les XVIe siècles, qui formeront le cœur de son ouvrage, La musique arabe, somme en 6 volumes édités par Geuthner* entre 1930 et 1959 (réédition 2001 par Christian Poché). Une édition en arabe, annoncée, ne voit pas le jour.

Cet ouvrage dont la publication s’est échelonnée sur 29 ans et dont il ne voit de son vivant que la parution du tome premier, consacré à al-Fârâbî, se subdivise en deux grandes sections : la première (vol. I à IV) est la traduction de traités d’auteurs arabes classiques ; la seconde (vol. V et VI) dresse un état de la musique arabe en son temps, essentiellement à partir des résultats et des discussions du Congrès de musique arabe du Caire (1932), dont il a largement assuré l’orientation scientifique. Cette seconde section est l’œuvre de son secrétaire, le Tunisien Manoubi Snoussi (1901-1966), et d’un Syrien de vaste culture, ‘Ali Darwîsh (1884-1952), qu’il installe dans son palais et qu’il rémunère personnellement. La musique arabe ne se présente pas comme un traité historique mais se préoccupe de technique musicale. Pour s’ouvrir à d’autres horizons, il conçoit et dicte en langue arabe, ou fait rédiger par l’historien Hasan Husnî ‘Abd al-Wahhâb, un ouvrage manuscrit resté inachevé, (55 f°, déposé à la Bibliothèque nationale de Tunis), qui a pour titre Histoire de la musique arabe, ses règles et son évolution. On lui doit également un ouvrage de transcriptions, Mélodies tunisiennes hispano-arabes, arabo-berbères, juives, nègres (1937). Parallèlement, en 1929, il entreprend une série de missions de collecte et d’enregistrements auprès des Touaregs (15 galvanos, qu’il offre au Berliner Phonogramm-Archiv). En 1930, il signe, dans La Revue musicale, « L’archéologie musicale : un vaste champ d’investigation pour les musiciens de la jeune génération » (1930)

Ses écrits s’inscrivent désormais dans l'esprit du congrès du Caire, événement marquant pour la culture arabe au XXe siècle. Il n’y assistera pas cependant, en raison d'une santé défaillante qui le retient dans son palais, où il s’éteint quelques mois plus tard. Le discours d’ouverture sur « La musique arabe » (La Revue musicale, 128, 1932) qu’il avait préparé à cette intention ne sera finalement pas lu. Sa participation au congrès est encore marquée par deux longs rapports sur la musique d’origine andalouse nord-africaine et sur les rythmes, rédigés en langue arabe sur la base d’une documentation fournie par ‘Alî Darwîsh (Actes, Le Caire, 1933, p. 1-64 et 172-329).

Il œuvre également, sa vie durant, à la protection de l’architecture vernaculaire. C’est à son initiative que la politique patrimoniale menée en Tunisie par l’administration du protectorat marque un tournant, en 1915. Pour la première fois, un ensemble architectural médiéval – le village de Sidi Bou Saïd – est patrimonialisé. S’inspirant de la politique que mène au même moment le résident général Lyautey* au Maroc, il milite sans relâche pour la préservation des souks de Tunis, celle des centres urbains anciens tels Soliman ou Kairouan.

En 1987, ses cendres sont transférées à Montreux, et son palais, Ennejma Zahra (« L’Etoile de Vénus »), est vendu au gouvernement tunisien qui y inaugure, en novembre 1992, un Centre des musiques arabes et méditerranéennes. Celui-ci comprend de nos jours un musée, avec une section dévolue aux instruments de musique, dont la base est constituée par la collection le Baron. S’y ajoute également une phonothèque et un atelier de lutherie. Quant au palais, il sert désormais à l’organisation de concerts, d’expositions et de colloques.

L’œuvre du Baron d’Erlanger doit être jugée dans son ensemble. L’aspect musicologique ne représentait pas à ses yeux l'essentiel, mais c’est ce qui a assuré sa notoriété et qui est passé à la postérité. En faisant traduire et éditer des traités jusque-là inaccessibles, d’Erlanger a rendu un service immense. De surcroît il est devenu par la force des choses le père de l’école de musicologie et d’ethnomusicologie tunisienne. Les autoportraits qu’il a réalisés laissent deviner un homme de grande sensibilité et de goût, et plus un visionnaire. Justice est rendue ici à cette carrière unique d’un mécène et artiste trop tôt disparu, qui a marqué son temps et qui a misé sur la renaissance de la civilisation arabe, dont la musique occupait, à ses yeux, le sommet.

Christian Poché

Ministère de la Culture, Centre des musiques arabes et méditerranéennes, Tunis, 1992. LOUATI A., Le Baron d’Erlanger et son palais Ennejma Ezzahra à Sidi Bou Saïd, Tunis, Simpact Éditions, 1995. POCHÉ Ch., « Le Baron Rodolphe d’Erlanger le mécène, l’artiste et le savant » in Rodolphe d’Erlanger, La musique arabe, Paris, Geuthner, réédition 2001, t. I, 1-39. DAVIS R., « Baron Rodolphe d’Erlanger », in V. Danielson et al. [dir.], The Garland Encyclopedia of World Music, Vol. 6, The Middle East, New York & Londres, Routledge, 2002.



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