Al-Qantara, vol. XXXI, n°2, juillet-décembre 2010

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Compte rendu du Dictionnaire des orientalistes de langue française (Dir. François Pouillon), par Fernando Rodríguez Mediano, Al-Qantara, Revista de estudios árabes (Madrid, CSIC), vol. 31, n° 2, juillet-décembre 2010, p. 668-670

En tant que genre littéraire, les dictionnaires ont leurs contraintes : une de leurs ambitions est de tendre à l'exhaustivité et il y aura toujours un critique pour signaler les notices manquantes ou superflues, les inconsistances voire le manque de pertinence des choix effectués. D'autre part, un dictionnaire prétend définir les limites d'une réalité, épuiser la liste de ce qui appartient (et, par conséquent, de ce qui n'appartient pas) à une catégorie déterminée. Entre exhaustivité et catégorisation, le présent ouvrage intervient dans le champ particulièrement vaste et nébuleux, sinon polémique, de l'orientalisme, et plus précisément, des orientalistes de langue française : c'est, sur plus de mille pages sur deux colonnes, l'invitation à une lecture posée, longue et passionnante.

Sans doute l’appellation d’« orientalistes » n'a-t-elle plus aujourd'hui la connotation négative que l'incontournable ouvrage d'Edward Said lui avait assignée. Les orientalistes ont probablement toujours su que ni eux, ni leur champ d’activité, ni même la tradition universitaire à laquelle ils appartenaient ne pouvaient être évacuée de façon aussi sommaire. Il reste que le livre a eu un retentissement considérable extraordinaire, en dehors même du champ des études orientales, et qu’il a imposé jusqu'à aujourd'hui une lecture de l'orientalisme comme fer de lance de l'impérialisme européen, comme producteur d'images « exotisantes » caractérisant un Orient fictif qu'il cherchait à s'approprier. Il est inutile d'évoquer ici l'immense succès de l'œuvre de Said, les polémiques qu'il a provoquées et la grande quantité de travaux qui se placent dans sa mouvance intellectuelle, en particulier dans le champ de la critique du fait colonial.

Réaliser un inventaire des orientalistes conduit à se confronter à cette référence obligée, et François Pouillon, maître d’œuvre du volume, sacrifie à cette exigence dans son introduction : le fonds, complexe et ineffable, des activités des orientalistes français pendant plus de quatre siècles dépasse très largement le cadre trop simple proposé par Said. Mais, au-delà des intentions affirmées dans le préambule de l'ouvrage, c'est la lecture même du Dictionnaire qui apporte une démonstration claire de cette complexité. L’entreprise a choisi une définition large du terme « orientaliste », dans laquelle on inclut un nombre important et extraordinairement divers de figures, de professions, d'intérêts, etc. On y trouve évidemment référence aux spécialistes d'Histoire, de langues et de cultures orientales, mais aussi à des institutions universitaires qui rendent compte de la façon dont un domaine de savoir spécialisé s'est progressivement mis en place, cela depuis le XVIe siècle. On découvre là aussi des notices sur des peintres, des cinéastes, des médecins, des hommes politiques, des voyageurs, des écrivains, des diplomates, des idéologues, etc. On croise des orientalistes qui n'ont jamais voyagé en Orient, mais pour qui l'Orient constituait une part de leur œuvre et de leur pensée, ou bien encore de leurs intérêts politiques. On y croise même des auteurs de bandes dessinées, comme le créateur de Tintin, Hergé. D'autre part, il s'agit d'une conception géographiquement large de l'Orient, qui ne renvoie pas seulement à un Orient musulman, mais, bien au-delà, à la Chine, au Japon, etc. Si l'on accepte un projet aussi large que celui que ce dictionnaire propose, il n'est plus aussi impérieux de se lancer à la recherche de ses possibles lacunes, oublis ou erreurs ; mieux vaut se plonger dans la lecture et tenter d'appréhender le genre de réalité que nous offre ce catalogue.

À mon sens, l'orientalisme est d'abord la construction d'une série de savoirs spécifiques, s'appuyant sur le déploiement d'outils intellectuels précis et leur institutionnalisation. Mais cette construction disciplinaire s’appuie aussi sur une multiplicité d’expériences concrètes, celles de médiateurs culturels divers et variés, de personnages qui n'hésitent pas à s'approprier des matériaux narratifs ou iconographiques pour prêter à l'Orient de nouvelles significations. Autant d’acteurs qui, comme il est dit dans ce travail, sont mus par les intentions les plus diverses, comme l'intérêt, la curiosité, l'anxiété, le malaise religieux ou la quête intérieure, mais pour lesquelles la rencontre avec un fait « oriental » atteint parfois une intensité qui peut s'avérer émouvante. On se limitera à un seul exemple, celui de Gaëtan Gatian de Clérambault, psychiatre, médecin aliéniste et photographe, qui, entre 1912 et 1919, réalisa plus de neuf cents tirages photographiques de drapés marocains. Ce sont des séries obsessionnelles, conservées au Musée de l'Homme de Paris, dans lesquelles Clérambault tentait de capter chaque détail du vêtement, de son tombant, de ses plis, en l'interprétant à partir de sa propre formation psycho-analytique et sémiotique pour en faire une clé de l'analyse pour une culture ou une « race ». Ce sont autant d’images poignantes, étranges, qui tentent de percer le sens symbolique de l'usage du vêtement, illustration des prohibitions relatives au corps et à son contrôle, mais qui, en tant que photographies, finissent par atteindre un sens nouveau en étroite relation, me semble-t-il, avec Clérambault lui-même, parce qu'elles montrent de quelle façon cette rencontre psychiatrico-esthétique échappe à la simple logique de « l'ethnicisation » de l'objet colonial. J'ignorais, pour ma part, la figure de Clérambault et ses photographies, et j'imagine que les lecteurs du Dictionnaire auront, eux aussi, l’occasion de faire des rencontres aussi étonnantes et inédites, susceptibles de mettre en route leur imagination.

L'imagination est sans doute ici une faculté importante, non pas seulement comme outil de « mixtification » de la réalité, en ce qu’il fait s’évanouir le sens concret de ce qui est autre pour le situer sur le plan de l'exotisme, que comme moyen essentiel de création de sens. L'orientalisme a sans doute fourni abondance de matériaux pour l'imagination, comme pour le développement de savoirs universitaires, mais aussi pour l'expression et la configuration du sujet même, de son originalité et de ses délires - qu'on se reporte à l'extraordinaire exemple que constitue William Beckford, un orientaliste de langue française, mais de nationalité anglaise, avec son Vathek. Un des faits les plus étonnants de cette histoire est précisément que la rencontre orientaliste, et même la rencontre coloniale, est souvent une expérience qui relève de l'intime, de la dimension personnelle, et se développe au croisement d'horizons intellectuels et émotionnels privés et, pour cette raison, imprévisibles, mais radicalement assumés comme nécessaire par les intéressés, et cela pas simplement comme le résultat d'une manipulation ou d'une opération de domination. Qu'on lise par exemple ce qu'écrit Mercedes Volait dans un ouvrage récent (Fous du Caire, Excentriques, architectes et amateurs d'art en Egypte, 1863-1914, Montpellier, l'Archange Minotaure, 2009) à propos du processus de patrimonialisation de l'architecture égyptienne au tournant du siècle : un processus qui, de fait, loin d'être ethnocentrique et unidirectionnel - de dominant à dominé -, accorde une place primordial aux acteurs locaux, aux « indigènes » (selon la terminologie coloniale) dans la création d'un orientalisme qui est aussi, en fin de compte, un instrument d'expression propre et individuelle.

Il ne s'agit évidemment pas de nier l'importance décisive des relations de domination mais de rétablir la complexité de ce que l'on nomme orientalisme, en restituant en même temps, comme nous y engage François Pouillon, la complexité de la trame personnelle, culturelle et institutionnelle dans laquelle sont pris ses acteurs.

(Traduction Alexandra Danet-Léveillé)

« Dictionnaire des orientalistes de la langue française » de François Pouillon. (dir.)

IISMM-Karthala, 1007 pp., 49 euros.



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