LAWRENCE Thomas-Edward

(Trémadoc, Pays de Galles, 1888 – Bovington, Angleterre, 1935)

Ce n’est pas pour avoir vécu à Dinard, où il est enseigné par les Frères de l’École chrétienne, de 1891 à 1894, ni pour les quatre périples à bicyclette qu’il consacra à la visite des châteaux-forts français, ni même parce qu’il fut sollicité pour donner une version anglaise à la traduction des Mille Nuits de Mardrus* que Lawrence mérite de figurer dans ce dictionnaire, mais parce que « Laurence d’Arabie » appartient à l’horizon de l’orientalisme français : la figure du « roi sans couronne » qui séduisit, dès les années 1930, le grand public, fascina aussi intellectuels et savants, au point que Jacques Berque*, sans jamais en dire les raisons, lui consacra plusieurs semestres de son séminaire.

Lawrence aborde l’Orient en archéologue (ce qui n’exclut pas de probables missions de renseignement) avec son périple syrien de l’été 1909 destiné à nourrir sa thèse sur l’« influence des croisades sur l’architecture militaire européenne », et sa participation aux fouilles du site hittite de Karkemish (Irak) de 1910 à 1914. Mobilisé en 1914, il est tout naturellement affecté au service de renseignement militaire au Caire, avant d’être détaché, en 1917, comme officier de liaison auprès des éléments de la « Révolte arabe » animée par les Hachémites du Hedjaz. Il mène là, jusqu’à la fin de la guerre, avec les irréguliers arabes, une guérilla dont l’importance fait aujourd’hui l’objet d’appréciations variables. De 1918 à 1921, il continue à œuvrer à la reconfiguration géopolitique de la région, aux conférences de Paris et du Caire, au Ministère de la guerre puis au Colonial Office sous la direction de Churchill ; il écrit parallèlement les Sept Piliers de la sagesse, récit qui témoigne de la richesse de son expérience orientale, mais aussi de ses ambitions esthétiques. Une sorte de crise existentielle le conduit en 1922 à s’engager sous un faux nom comme simple soldat dans l’armée, qu’il quittera en 1933. Il meurt en 1935 dans un accident de la route.

Avant même les publications qui le consacrèrent, c’est le journaliste américain Lowell Thomas, avec ses conférences londoniennes de 1919-1920 (« En Palestine avec Allenby, en Arabie avec Lawrence »), qui va lui assurer la gloire. Le grand film d’aventures de David Lean, Lawrence d’Arabie (1961 ; version restaurée 1978), la prolongera. En France, c’est le Colonel Brémond*, chef de la mission militaire française au Hedjaz en 1916-17, qui, dans Le Hedjaz dans la guerre mondiale (Payot, 1931), lance le débat sur l’action de Lawrence telle qu’il la rapportait dans Révolte dans le désert (1927), la version digest de son œuvre maîtresse. La traduction française des Sept Piliers par Charles Mauron, père de la psychocritique et spécialiste de Mallarmé, parut en 1935, un an après l’édition anglaise. En 1933, c’est la biographie hagiographique de Robert Graves (Gallimard, 1927) avant le témoignage de Liddell Hart (1934), avec plusieurs essais critiques, certains violemment hostiles, ce qui contribuait à intensifier le débat. En 1941, Malraux*, chargé de son aura d’écrivain-homme de guerre, consacre à Lawrence le Démon de l’absolu (posthume) qui comporte de très belles fulgurances. C’est la figure héroïque de l’aventurier qui est développée par Roger Stéphane (Portrait de l’aventurier, 1950), Béraud-Villard (La Recherche de l’absolu, 1955), ou Benoist-Méchin* (Le Rêve fracassé, 1961). La discussion tourne souvent autour de problèmes mal posés : le rôle réel du personnage pris entre sa construction littéraire et l’histoire, son intériorité torturée et la question faussement sulfureuse de son homosexualité (avec en toile de fond l’épisode du viol subi à Dera‘a). La séduction qu’exerce Lawrence fait réagir de façon contradictoire les éminents orientalistes que sont Vincent Monteil* et Louis Massignon* - ce dernier déteste, outre son humour ravageur, sa manière utilitaire et un rien cynique de pratiquer avec l’Histoire et la langue arabe.

Tous partent de la même source, les Sept piliers, et il faut attendre 1948 pour qu’Etiemble se soucie de publier chez Gallimard une collection plus large de textes disparates. Puis, en écho à l’immense travail d’édition et d’érudition des Anglo-saxons, l’entrée de l’œuvre de Lawrence dans le domaine public suscite notamment plusieurs traductions des Sept Piliers (Bouquins, Gallimard, Le Livre de Poche) dont on n’a pas fait, à notre connaissance d’étude comparative, mais aussi celles de textes périphériques, comme les fameux « Vingt-sept articles sur l’art de manier les Arabes du Hedjaz » (publiés en 1917 dans le L’Arab Bulletin du Caire et destinés aux officiers de liaison britanniques), dont l’intérêt est aussi évident que celui des travaux critiques à l’image du « Dictionnaire de T.E. Lawrence » publié dans l’édition des œuvres choisies, chez « Bouquins » (Laffont, 1992-93), ou de la riche annotation due à René et Andrée Guillaume dans l’édition de la Pochothèque (LGF, 1995) de leur traduction des Sept Piliers. Cet ouvrage permet au lecteur français de mesurer notamment l’influence de Doughty* sur Lawrence, et tout ce que celui-ci lui doit (il avait payé cette dette en 1920, lorsqu’il avait offert une belle préface, traduite en français dès 1921, à la réédition voulue par lui de Travels in Arabia Deserta) : ses ambitions littéraires, son empathie paradoxale, une certaine noirceur, une pente au lyrisme. Le même André Guillaume a publié une biographie (Fayard, 2000) qui ne dispense pas de lire la somme de Jeremy Wilson (Denoël 1994 ; éd. originale en anglais 1989). La publication d’une première version (1919) des Sept Piliers, livrée au public français par Phébus en 2009 aurait mérité un véritable travail d’édition et une traduction digne de ce nom. La présente fut saluée par un article du Nouvel Observateur intitulé « Lawrence et les garçons ». Chacun voit midi à sa porte, mais Lawrence, stratège, écrivain, « aventurier », ethnographe et penseur politique, mérite mieux que cela : le général Giap, vainqueur de Dien Bien Phu, n’admirait-il pas en lui à la fois un inventeur de la guérilla moderne et « la sagesse, l’intégrité, l’humanité » ?  

Guy Barthèlemy & François Pouillon



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